Quand l’intelligence remet la stupidité du monde à sa place

Quand l’intelligence remet la stupidité du monde à sa place

Dans son roman initiatique The Age of Umbrage, Jessica Zafra parvient à dresser un portrait fascinant de la société philippine sous le règne de Marcos – un portrait qui reste pourtant effrayamment actuel et universel.
Jessica Zafra
The Age of Umbrage

Jessica Zafra | The Age of Umbrage | Ateneo de Manila University Press | 126 pages | 295 PHP

On ne peut qu’espérer que la prochaine Foire du livre de Francfort, dont les Philippines seront l’invité d’honneur, offrira à la littérature philippine une véritable percée et qu’elle sera enfin davantage lue au-delà de ses frontières. Car les Philippines n’ont pas seulement à offrir un grand classique comme José Rizal — dont l’influence jusqu’à aujourd’hui est soulignée par Caroline S. Hau dans son essai Sur la non-lecture de Rizal. Non, les Philippines disposent également d’une littérature contemporaine d’une richesse et d’une diversité impressionnantes, comme on peut le constater à travers les nouvelles publiées sur Literatur.Review par Jenny Ortuoste, Daryll Delgado, Bebang Siy, Allan N. Derain et Chuckberry J. Pascual.

À ceux qui souhaitent se plonger dans un format plus long, c’est-à-dire le roman, on recommande chaudement le livre de Jessica Zafra, récemment traduit en allemand sous le titre Une fille assez méchante, paru initialement aux Philippines en 2020 en anglais sous le titre The Age of Umbrage.

Il s’agit du premier roman littéraire de Jessica Zafra — ce qui peut surprendre, car elle est loin d’être inconnue sur la scène littéraire contemporaine philippine. Ancienne chroniqueuse de presse et animatrice de télévision (et ex-manageuse du groupe Eraserheads), elle s’est constituée un véritable culte grâce à ses observations acérées, centrées notamment sur l’actualité, la critique littéraire et cinématographique, les curiosités obscures de l’industrie du divertissement, ainsi que sur sa théorie très personnelle de la domination mondiale et de la diaspora philippine.

Le court roman initiatique de Zafra est lui aussi traversé par un regard acéré, presque chirurgical, qui dissèque la société philippine à la fin du règne de Ferdinand Marcos. Un point de vue qui fonctionne à merveille à travers le parcours vers l’âge adulte de la jeune héroïne de Zafra, Guada. Car Zafra ne se contente pas de raconter l’émancipation et l’esprit de résistance d’une jeune fille dont la mère ambitieuse, élevant seule son enfant, parvient à se faire engager comme cuisinière par l’une des familles les plus riches de Manille — ouvrant ainsi à sa fille des perspectives éducatives entièrement nouvelles. Ce que la mère n’avait pas prévu, toutefois, c’est que Guada choisisse avec assurance sa propre voie, portant un regard critique, presque cynique et mordant, sur une société décadente et corrompue, dont les structures fondamentales ne cessent d’être reproduites à travers le système éducatif.

Guada évoque d’autres jeunes héroïnes de la littérature contemporaine du Sud global, qui s’émancipent elles aussi grâce à l’éducation — et surtout à la littérature. Comme la remarquable Silvy du Timor dans Les gens d'Oetimu de Felix K. Nesi, ou l’intelligente et inoubliable Tête Fêlée, issue des bidonvilles de Port-au-Prince, dans Soleil déchiré de Jean D’Amérique. À l’image de ces jeunes femmes sauvages et imprévisibles, Guada parvient elle aussi à suivre sa propre voie — une voie qui, malgré l’époque pré-numérique, sans Internet ni réseaux sociaux, et la fin imminente du règne du dictateur Marcos (déjà tristement célèbre en Occident dans les années 1980), résonne avec une étrange actualité. Et ce, non seulement à cause de cette jeune fille résolument moderne, mais aussi en raison de rapports de pouvoir politiques qui semblent aujourd’hui se répéter. Non seulement parce que le fils de Marcos, Ferdinand Emmanuel "Bongbong" Romualdez Marcos Jr., est au pouvoir depuis 2022, mais aussi parce que nous vivons désormais dans un monde où les régimes autocratiques et populistes — avec leurs métastases néocoloniales — reviennent en force un peu partout, et sont même « librement » élus par de larges pans de la population.

C’est pourquoi le roman de Zafra n’est pas seulement un récit profondément empathique — mais aussi drôle et empreint d’une ironie mordante — sur le passage à l’âge adulte d’une jeune fille intelligente, et sur son équilibre précaire entre ses origines et son avenir dans une Manille et une société parmi les plus dissonantes qui soient. C’est aussi un livre sur le rêve complexe de la diaspora et sur un monde qui semble condamné à répéter sans relâche les mêmes erreurs absurdes — aussi destructrices soient-elles. Pour le dire avec les propres mots de Zafra :

Elle embrassa Guada sur la tête et flotta hors de la chapelle, sans même entendre les protestations de Tia Maura. Ce jour-là, Guada comprit ce que l’argent pouvait acheter : le pouvoir de décider de la vie des autres, simplement parce qu'on le pouvait.

Livre critiqué