Idiotique et parfois quand même follement génial

Idiotique et parfois quand même follement génial

Dans son impressionnant premier roman en prose "Soleil à coudre", Jean D'Amérique raconte avec une grande force verbale des conditions précaires. Et une enfance qui ne s'autorise pas seulement à travers le langage.
Jean D'Ameique
Bildunterschrift
Edouard Caupeil
Soleil à coudre

Jean D’Amérique | Soleil à coudre | ACTES SUD | 144 pages | 16 EUR

Si vous vous êtes demandé pourquoi cette diaspora haïtienne désespérée existe après avoir lu les essais sur la diaspora haïtienne aux Etats-Unis d'Erica Joseph ou les expulsions violentes d'Haïtiens de la République dominicaine de Jhak Valcourt, vous devriez absolument lire le roman de Jean D'Amériques Soleil déchiré. Ce mince roman de seulement 114 pages est la première prose de ce poète, dramaturge et rappeur qui vit à Paris et a reçu de nombreux prix.

Dans Soleil à coudre, il décrit dans une langue tantôt condensée, tantôt exubérante et poétique, le coming-of-age de Tête Fêlée, 12 ans, ce qui signifie "tête fêlée". Et à l'image de ce nom, la langue dans laquelle la jeune narratrice raconte sa vie dans les bidonvilles de Port-au-Prince, se reflétant sans cesse elle-même et se considérant comme une "allégorie des mille et un chagrins du ghetto" :

"Ma quête de la symphonie de la vie est en train de toucher le fond. A cause de ma voix naufragée, mon souffle résonne désormais dans une spirale de boue. Etrange discordance. Mon nom est un poème de la fin du monde. Des braises corrosives emprisonnent les bords de ma vie, me rongent encore jusqu'au fond."

D'Amérique donne à son héroïne - et elle l'est forcément - dans ce petit livre une grande forme et surtout une grande autonomie. Cela ne passe cependant pas seulement par le niveau de l'intrigue, l'émancipation de son père qui fait partie d'un des gangs notoires de Port-au-Prince, mais aussi à l'école face à un professeur envahissant et trouve aussi dans la sexualité un accomplissement aussi surprenant que tragique. Mais malgré le quotidien parfois bizarre du bidonville et de l'école, c'est surtout la langue qui se détache comme un monolithe en tant que moteur du self-empowerment de la jeune Tête Fêlée. Car comme l'héroïne nigériane du même âge dans le grand roman d'Abi Daré The Girl with the Louding Voice, dans la prose fascinante de Jean D'Amérique, c'est la langue qui aide son héroïne à supporter le quotidien et, finalement, à se défendre et à faire le pas que tant d'Haïtiens font. Ce qui est d'autant plus étonnant qu'elle vit dans un environnement hostile à cette même langue, notamment son père : "Il déteste tout ce qui, selon lui, ne fait pas assez travailler les muscles. Par exemple, il ne supporte pas la littérature. Ecrire serait pour lui une insulte corporelle. Il ne fait pas partie des êtres qui s'ouvrent à la poésie. Les poètes ont des poings énormes : pour ce vers, il avalerait Bernard Lavilliers comme un sirop dégueulasse. Il n'a pas le sens des mots."

Que Tête Fêlée ait ces mots peut sembler à certains un miracle, une fantaisie loufoque, mais si l'on pense par exemple à l'enfance du prix Nobel de littérature sud-africain, J. M. Coetzee, on sait que même dans les foyers les plus éloignés de l'éducation, les miracles comme les mots peuvent s'épanouir. Et Tête Fêlée connaît elle aussi ces miracles, puisqu'elle connaît l'un des grands classiques de la littérature française moderne, La vie avant nous de Romain Gary. Et elle sait aussi, bien sûr, que la Cité de Dieu à Port-au-Prince n'est pas Belleville à Paris :

"Ici, on voit des joues sur lesquelles la pauvreté s'abat, on croise des regards éclatés, des abîmes d'yeux qui baillent, des babillards qui tournent à vide, des exils de pain, d'éducation et de nourriture à des kilomètres, on voit les enfants qui n'ont aucune perspective de soleil, ramper à l'ombre de la violence et devenir des gangsters, pour s'entretuer plus tard, ces étrangleurs de l'air, ressent l'implacable décomposition pendant les périodes d'épidémie où il faut guetter un rayon de lumière, spirale descendante éternelle, pays écrasant les rêves, avec en plus la jeunesse en perdition et les femmes approchées qui marchent silencieusement sur les plaies....

D'Amérique raconte tout cela dans son court roman, magnifique et cruel, et l'on se retrouve à la fin complètement abasourdi et ravi devant cet écueil littéraire. C'est aussi parce qu'il est tout simplement difficile de croire que l'on puisse raconter autant de choses avec si peu de mots. C'est peut-être aussi dû au sous-texte en filigrane que D'Amérique a tissé avec sa prose sur son héroïne. Car en souvenir de Carson McCullers, Tête Fêlée reconnaît que c'est finalement cette merveilleuse mélancolie qui nous rend la vie supportable, une vie qui peut être "à la fois idiote et parfois quand même follement géniale".

Livre critiqué