Notre Dame de la Nuit
Au cours des deux dernières décennies, les Caraïbes hispaniques ont vu naître un nombre croissant d'œuvres littéraires écrites par des femmes noires qui placent le corps racialisé de la femme noire au centre de leurs récits. Ces derniers vont à l'encontre des discours hégémoniques dominants existant dans la construction symbolique du féminin.
Les auteurs proposent d'autres manières d'aborder les corps allant au-delà du discours exotique ou sexualisé, en leur redonnant un pouvoir qui leur avait été refusé par des siècles d'esclavage et de colonisation.
En plaçant le corps au centre de leurs propositions littéraires, ils révèlent les effets de la marginalisation et de l'expropriation dont ces corps ont fait l'objet tout en faisant un espace de résistance, de lutte et de proclamation de nouvelles manières de l'appréhender.
La mise en récit du corps noir, dans le contexte de la Caraïbe hispanique, marqué par l'esclavage et la colonisation qui en ont fait de simples objets d'échange, est d'une puissance libératrice sans pareille.
L'un des écrivains les plus constants dans la mise en évidence discursive des expériences et des marques du corps noir est la Portoricaine Mayra Santos Febres (1966). Elle est l'un des écrivains universitaires et intellectuels les plus médiatiques de l'île de Porto Rico.
Dans l'œuvre de Santos Febres, la prise de conscience du corps, d'abord marginal et en même temps situé dans un espace périphérique, conduit à la génération de stratégies permettant d'altérer et de redéfinir les relations de pouvoir qui le transforment exclusivement en objet de désir.
Les corps féminins racialisés apprennent à gérer leur sexualité et à négocier avec elle pour atteindre leurs objectifs. Ils apprennent également à subvertir les codes patriarcaux afin de leur donner d'autres significations. Le geste de nommer le corps noir, de déconstruire le discours de l'exotisme, lui redonne sa place dans la littérature en tant que centre de résistance. C'est ce que montre l'un des passages les plus emblématiques du roman Our Lady of the Night (2006), dans lequel Isabel Luberza Oppenheimer, le personnage principal de l'œuvre, fait sa première apparition.
Isabel est la propriétaire de la maison la plus grande et la plus puissante de la région, où se rendent la classe politique dirigeante et les hommes de la haute société. Dans cette scène, Isabel descend de la voiture qui l'emmène au gala organisé dans le club social le plus prestigieux de Porto Rico, un lieu réservé à l'usage exclusif de l'élite de Ponce.
La réaction engendrée par la présence d'un corps noir dans un espace de privilège blanc se lit dans la stupéfaction du groom qui doit serrer la main d'Isabel Luberza pour l'aider à sortir de la voiture. Son regard balaie lentement ses bras et tout son corps, confirmant avec étonnement qu'il s'agit bien de ceux d'une femme noire.
Le fait d'être étonné révèle que l'entrée de ce personnage n'est pas pleinement acceptée. Le déplacement et le trouble produits nous font prendre conscience du corps noir. Sa simple apparition est un acte de rébellion et d'autonomisation si l'on tient compte de la condition d'oppression à laquelle étaient soumises les femmes noires asservies, qui annulait tout exercice d'autonomie sur leur corps.
L'exercice de résistance narrative mené par Mayra Santos Febres repose, d'une part, sur la présentation de personnages féminins racialisés, complexes, contradictoires et fracturés. Des personnages qui rejettent tout exotisme ou existence discursive fantôme.
Il élabore un récit qui déclare une agence différente et continuellement construite des corps féminins ; un positionnement propre qui n'est pas prédéterminé par un extérieur normatif. Ses figures féminines apprennent à négocier les marges spatiales et socialement construites. Bien qu'elles ne parviennent pas à les éliminer, elles réussissent à y semer des fissures (comme l'image troublante de la femme noire qui entre dans le club mentionné ci-dessus, ou celle d'un amant indiquant sans hésitation où réside la jouissance sexuelle).
La grande contribution des écrivains latino-américaines et caribéennes racialisées, dont Mayra Santos Febres, est de récupérer et de réécrire l'expérience et l'histoire de tant d'autres femmes reléguées ou effacées de la littérature. Nous proposons d'appeler ce geste de récupération un "marronnage narratif" afin de souligner, en relation avec l'histoire noire des Caraïbes, le caractère libertaire de la littérature afro-caribéenne contemporaine écrite par des femmes racisées.
La proposition de parler d'un "marronnage narratif" est d'abord associée ici à la production littéraire des écrivains afro-descendantes de la Caraïbe hispanophone, mais elle ne doit pas se focaliser exclusivement sur celle-ci. Il existe d'autres textes de la Caraïbe anglophone et francophone qui pourraient bien relever de ce marronnage en raison de leurs prétentions et de leurs caractéristiques : l'œuvre de Jamaica Kincaid ou de Maryse Condé en seraient des exemples.
Le roman de Santos Febres propose de nouvelles façons de lire les corps racialisés et les agences qu'ils postulent, et c'est de là que naissent ses actes de résistance.