Un avenir qui coule de source

Un avenir qui coule de source

Dans "Theft", Abdulrazak Gurnah retrace les fines fissures qui traversent l'amitié, l'amour et les origines lorsqu'une société se met en mouvement. Un roman silencieux qui déploie sa plus grande force dans ses omissions.
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Abdulrazak Gurnah
Buchcover Abdulrazak Grurnah Theft

Abdulrazak Gurnah | Theft | Bloomsbury | 256 pages | 13,29 GBP

Abdulrazak Gurnah, lauréat du prix Nobel de littérature en 2021, fait partie de ces écrivains dont l'œuvre ne s'impose jamais bruyamment au premier plan. Ses romans vivent d'une force silencieuse et laconique ; ils insistent sur la lenteur dans un temps qui s'accélère. Theft est son premier roman depuis le prix Nobel - et c'est un livre étonnamment sans prétention, qui refuse de se présenter comme un "grand roman mondial post-Nobel". Au lieu de cela, il semble d'abord presque modeste, réservé, observateur. Et c'est précisément dans cette retenue que réside sa force subversive - même si Gurnah n'atteint pas toujours cette fois-ci la profondeur de champ de ses œuvres précédentes.

Le roman se déroule dans la Tanzanie d'aujourd'hui. Pas de flashbacks coloniaux, pas de tragédie historique en arrière-plan, pas de regard sur l'ancien ordre mondial au bord de l'océan Indien - tout ce que l'on associe à Gurnah est étonnamment absent ici. Au lieu de cela, il met l'accent sur une autre transformation : l'arrivée du tourisme et du capital à Zanzibar, cette destruction créative qui ébranle le tissu social de manière au moins aussi radicale que les colonisateurs autrefois. Dans cette perspective, Theft rappelle de manière frappante le grand chef-d'œuvre Broken Drum de l'auteur kenyan David Maillu. Les deux romans racontent la transformation sociale non pas à travers la théorie, mais à travers les moindres mouvements du quotidien, les routines familiales, les lacunes dans la conversation, les cruautés incidentes.

Les trois jeunes protagonistes - Karim, Fauzia, Badar - sont représentatifs d'une génération de citoyens du monde tanzaniens qui pensent, rêvent et agissent plus vite que la société ne change. Karim revient à Dar es Salaam après ses études, plein d'idées et de promesses libérales. Fauzia voit en lui à la fois son amant et la clé d'une vie en dehors de la surprotection de sa famille d'origine. Quant à Badar, le plus démuni et le plus sensible des trois, il tente d'échapper à la pesanteur de ses propres origines. Gurnah fait déjà apparaître une hiérarchie sociale qui n'a plus rien à voir avec l'ordre colonial - et qui en porte pourtant la longue ombre.

Sur le plan stylistique, le roman de Gurnah semble d'abord d'une désinvolture déconcertante : bavardages quotidiens, petites scènes, dialogues peu noués, moments qui semblent presque redondants. On se demande au début si cette prose n'est pas trop occasionnelle, trop silencieuse, trop attachée au flux de la vie insignifiante. Mais comme souvent chez Gurnah, cette apparente insignifiance est composée de manière hautement artificielle. Des sauts temporels presque erratiques - une phrase et trois années passent comme un clin d'œil - ouvrent la texture et montrent à quel point cette vie est fragile. Les personnages vieillissent plus vite qu'ils ne grandissent. Des opportunités apparaissent et disparaissent comme des lignes de côte sous la pluie de mousson.

Certes, certains épisodes secondaires portent une charge émotionnelle surprenante. Par exemple, l'histoire d'une femme dont le "malheur sans désir" oscille entre son enfant, une enseignante bien intentionnée mais trop exigeante et la peur des crises d'épilepsie. C'est dans ces petits abîmes que Gurnah revient toujours à son ancienne forme, précise, silencieuse, tranchante comme un rasoir.

En substance, Theft est un roman sur la mobilité sociale, sur la possibilité - et les limites - de s'élever dans un pays où la prospérité et la pauvreté se cimentent de plus en plus. La question de savoir qui a le droit de voler, qui est volé et qui est propriétaire de quoi que ce soit devient de plus en plus politique au fur et à mesure que l'intrigue progresse. Le parcours de Badar en particulier - marqué par un vol qui le dépasse - montre comment les hiérarchies sociales reviennent, même si le contexte historique a changé. Gurnah suggère que les classes sociales tanzaniennes modernes ne sont pas de nouvelles inventions : Elles reproduisent des inégalités établies depuis longtemps et ne font que déplacer leur surface visible.

Le roman gagne en profondeur politique à mesure qu'il se rapproche du présent. La corruption naissante, la violence silencieuse des dépendances économiques, la mécanique d'un Etat qui saigne sa jeunesse - tout cela, Gurnah ne le décrit pas frontalement, mais à travers les fissures de son récit. Il suffit d'une phrase secondaire, d'un regard sur les conditions de travail en mutation, d'un commentaire au bord de la route. Et l'on comprend soudain pourquoi les élections en Tanzanie fin octobre 2025 ont été si désastreuses - et pourquoi, curieusement, il n'y a qu'à Zanzibar qu'il n'y a pas eu de combats de rue. Le roman en donne une explication subtile, presque anodine : une société qui a appris à vivre avec des pertes ne se rebelle pas immédiatement ; elle s'émousse, devient malléable, passive, épuisée.

Mais aussi fortes que soient les observations de Gurnah, Theft se permet des moments où le roman semble trop léger, trop prudent, trop indécis. La fin, par exemple, s'écoule presque comme une télénovela, comme si Gurnah avait eu peur de donner à son sujet un final clair et tranchant. Peut-être est-ce intentionnel - le camouflage de la légèreté telle qu'on la connaît dans les traditions narratives latino-américaines? Mais peut-être manque-t-il ici la cohérence que Gurnah a toujours possédée dans ses romans précédents?

Néanmoins, Theft est un roman intelligent, calme, parfois contradictoire, qui séduit justement par sa candeur. Il montre une Tanzanie qui vacille entre l'essor et la stagnation, entre le boom du tourisme et l'épuisement moral, entre les vieux rêves et les nouvelles inégalités. Gurnah ne livre pas une grande leçon, une thèse ou une accusation. Mais il montre comment une société se transforme sans s'en rendre compte - et comment des jeunes gens tentent de ne pas y sombrer.

Et c'est peut-être là la plus grande qualité de ce premier roman après le prix Nobel : le refus de s'engager dans le devoir de narration de la "grande œuvre". Gurnah reste Gurnah - silencieux, intelligent, éveillé. Un écrivain qui rend les bouleversements visibles dans des gestes minuscules. Un auteur qui montre que ce qui semble anodin est souvent ce qu'il y a de plus politique.


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