Le père a décidé de se suicider

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Le père a décidé de se suicider

Une nouvelle de Vietnam
Photo Phan Thúy Hà
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Phan Thúy Hà

C’est l’été dans l’hémisphère nord et l’hiver dans l’hémisphère sud. Une raison suffisante pour réunir été et hiver dans le numéro d’août de Literatur.Review et publier des récits inédits ou non encore traduits provenant du nord et du sud de notre planète.

Phan Thúy Hà (née en 1979 à Hà Tĩnh, aujourd’hui installée à Hanoï) est l’une des voix les plus puissantes de la littérature contemporaine vietnamienne. Elle est l’auteure de cinq livres acclamés par la critique, dont Don’t Mention My Name (2017), My House Is on the Other Side of the Hill (2018), I’m My Father’s Daughter (2019), Family (2020) et Excerpts from Their Stories (2021).
Son œuvre explore les recoins cachés de l’histoire et donne la parole à ceux qui ont longtemps été marginalisés ou réduits au silence dans la mémoire collective. Avec son regard acéré sur la vérité humaine, Phan Thúy Hà est largement considérée comme l’une des écrivaines de non-fiction créative les plus intransigeantes et les plus fascinantes du Vietnam actuel.

(Nguyễn Đức Hạnh)

Mon père ne pouvait pas dormir. Son esprit était agité. Il s’est assis pour compter.

Neuf à Xuân Triều. Neuf à Tân Dân. Deux quartiers, dix-huit exécutés.

Vingt-cinq propriétaires terriens à Thanh Bích. Deux se sont pendus. Impossible de rester allongé. Mon père s’est assis. Il a compté tout le hameau, personne par personne.

Mon père et ma mère étaient à la ferme depuis plusieurs jours. Deux hectares et demi de canne à sucre étaient prêts à être récoltés. Il a dit : "C’est le travail de toute ma vie. J’ai travaillé pour tout ça. Maintenant, tout est perdu. C’est une honte. Je ne peux pas vivre avec ça. Fais-moi bouillir 21 œufs." Mon père avait décidé de se suicider.

Ma mère n’a pas réussi à l’en dissuader. Elle pleurait pendant que les œufs bouillaient.

Mes frères sont arrivés. "Papa, nous avons Lục, qui se bat contre les Français. Nous soutenons la révolution. Nous nous en sortirons. Ne fais pas ça." Mon père est sorti de sa torpeur. Il a décidé de ne pas se suicider.

Nos parents avaient cinq fils. Trois d’entre eux avaient de grandes maisons. Mon frère Lục s’est marié, puis est parti trois jours plus tard dans le nord pour se battre à Điện Biên Phủ (1). J’étais un adolescent insouciant.

J’ai aujourd’hui 82 ans. Je me souviens encore, allongé à côté de ma mère, qui me racontait des histoires du temps ancien. Ma mère était une pauvre servante. A l’âge de seize ans, elle était employée dans une famille sans enfant. Un jour, alors qu’elle allait chercher de l’eau, quelqu’un sur un bateau lui a crié : "Cette fille-là sera ma deuxième femme." Elle a jeté l’eau par terre avec colère et est rentrée chez elle.

(1) Điện Biên Phủ est une ville du Vietnam, surtout connue pour la bataille décisive de la guerre d’Indochine. C’est là qu’en 1954, l’armée vietnamienne a vaincu les troupes coloniales françaises, marquant la fin de la domination française en Indochine et ouvrant la voie à l’indépendance du Vietnam.

Une fois à la maison, mon père est venu demander sa main. Elle a accepté sans hésiter.

Les gens voyaient une jolie fille épouser un fils unique. Ils se mirent à colporter des ragots. Pourquoi t’accroches-tu à une branche de bambou solitaire ? Avec qui t’assieras-tu quand la branche se brisera ?

Les gens ne savaient pas à quel point elle avait de la chance.

Mes ancêtres étaient des gens de la rivière. Leur vie dérivait sur la rivière Lam. Chaque génération était liée par le même travail. Nous ramions, nous pêchions et nous transportions des marchandises au marché de Phuống. Nous naissions sur le bateau, nous mourions sur le bateau et nous priions sur le bateau. Cette vie à la dérive était devenue insupportable. Un jour, nos grands-parents ont décidé de s’installer sur la terre ferme.

Une fois à terre, ils n’avaient ni terre ni ferme. Ils gagnaient leur vie en travaillant dans des champs loués.

Maintenant mariée, ma mère ne pouvait plus vivre de ces champs loués. Elle s’est donc mise à faire le commerce de céréales. Elle pesait le riz, le moulait et le vendait pour gagner sa vie. C’était un travail typique des femmes de cette époque.

(2) bún (viet.) : nouilles de riz

(3) gâteaux lá (viet.) : Bánh lá, qui signifie littéralement "gâteau en feuille", est une catégorie de bánh, ou gâteaux vietnamiens, qui consistent en un paquet de riz de différentes variétés fourré d’une garniture et enveloppé dans une ou plusieurs feuilles.

(4) sào (viet.) : dans l’ancien système de mesure vietnamien, le sào est une unité de superficie.

(5) mẫu (viet.) est une ancienne unité de mesure de superficie utilisée dans certains pays d’Asie de l’Est, comme la Chine et le Vietnam.

Ma grand-mère a appris à faire du bún (2). Maman faisait du bún avec ma grand-mère et nos tantes. Elle apportait le bún au marché pour que ma grand-mère le vende. Les gens l’appelaient le bún de grand-mère Nhiêu. Les villageois adoraient le bún de grand-mère Nhiêu. Les gens se pressaient autour de l’étal, animant le marché.

Elle faisait des gâteaux lá (3). Un grand succès au marché. Elle vendait tout ce qu’elle faisait.

Notre famille est devenue riche. Mon père a acheté des terres agricoles avec cet argent.

Un sào (4), deux sào, cinq sào. Un an, deux ans, trois ans. Un mẫu (5), deux mẫu, une douzaine de mẫu. Des terres, un jardin, des buffles. Notre vie était comme un rêve. Un rêve, car il y avait toujours du travail à faire. Dès que nous mettions le pied dehors, nous avions du travail. Dès que nous rentrions, nous nous cognions contre les silos à grains. Il y avait des rizières partout. Nous les travaillions nous-mêmes. Nous n’avions pas d’ouvriers agricoles.
 

Mon père se levait avant les coqs. Il portait un chapeau de paille, une chemise sans manches et un short. Il conduisait le buffle au champ, la charrue sur l’épaule. A midi, il dételait le buffle fatigué, puis en amenait un autre pour le remplacer. Il continuait à labourer. Il faisait le travail du buffle.

Je suis né en pleine saison des récoltes. Le riz, le jute et le coton envahissaient notre maison. Ils étaient empilés dans notre entrepôt et dans notre cour. J’ai attrapé de l’asthme à cause de toute cette poussière. Je ne pouvais même pas pleurer. Les remèdes à base de plantes étaient inutiles. Tout comme les rituels de guérison. Ma mère m’a mis dans un panier rempli de chiffons sur le porche. Mon état s’est amélioré à la fin de la saison des récoltes.

Le travail dans les champs était terminé. Mon père est parti dans les montagnes pour défricher des terres. Ma mère lui a apporté son déjeuner. Mon père a mangé, bu, puis s’est remis au travail. Les pauses étaient du temps perdu. Mon père ne s’arrêtait jamais de travailler. Il n’était jamais malade.

A lui seul, il a défriché quatre hectares. Il y a construit une ferme. Cent palmiers à arec, cent bananiers, cent jacquiers.

Mes frères travaillaient à la ferme avec lui.

Nous avons embauché huit ouvriers.

Mon frère Thịnh a fait son service militaire au Laos, est tombé malade et a été ramené à Nam Tân, dans le district de Nam Đàn, pour se faire soigner. Mon père est allé lui rendre visite à Nam Tân. Il a ramené à la maison trente plants de canne à sucre.

Deux ans plus tard, il avait une vaste plantation de canne à sucre. A la saison des récoltes, mon père a acheté du bois de longane et engagé des artisans pour construire un pressoir à canne à sucre. La première saison a donné trente cuves de mélasse.

Trois sào de tabac, également de Nam Tân. Quinze étagères de tabac séché au soleil et parfumé.

Cinq sào de jute. Transformé en huile directement à la maison.

Plus de dix mille plants de coton. Avec des égreneuses, des machines à filer, des métiers à tisser.

Pas un centimètre carré de terre en friche.

Son esprit fourmillait d’idées.

A la maison, il y avait toujours quarante ou cinquante jarres de mélasse, d’huile de jute, de tabac, de noix de bétel séchées. De grands sacs de riz, de petits sacs de riz. Tous remplis avant d’être vides.

Mes belles-sœurs les vendaient au marché.

Nous les vendions à des marchands.

Notre maison débordait de produits agricoles. Mais nous échappions seulement à la faim, pas à la pauvreté. Toute l’année, nous mangions du riz avec du jacquier et des aubergines pimentées. Derrière notre cuisine, il y avait un tonneau de pâte de haricots, quatre tonneaux d’aubergines pimentées, trois tonneaux de jacquier fermenté.

Je suis allé au collège en portant un short noué. Il s’est défait pendant que je jouais au football. Mon professeur m’a appelé: "Ta famille va bien. Pourquoi ne demandes-tu pas un pantalon à tes parents ?" 

Ma mère m’a acheté un pantalon marron et une chemise. C’était mes premiers vêtements corrects.

Nos parents dépensaient l’argent de la récolte pour les champs et les buffles. Ils ne pensaient jamais à se faire plaisir. Mon père est allé à Vinh pour la première fois. J’ai eu le droit de l’accompagner. Il a regardé le marché de Vinh avec indifférence. Il a acheté deux seaux d’eau pour les offrir à mon frère Tam, puis il est rentré à la maison. Il ne pouvait pas se passer de travail.

(6) áo dài (viet.) est un vêtement national vietnamien, modernisé, composé d’une longue tunique fendue portée sur un pantalon en soie. Il peut servir de tenue de cérémonie pour les hommes et les femmes.

Chef d’une famille riche, mon père était invité à de nombreuses commémorations de décès. Ma mère lui a acheté un áo dài (6), des sabots en bois et un parapluie. Il ne les portait que pour les anniversaires de décès. Une fois rentré à la maison, il les suspendait dans le placard.

Notre famille et nos domestiques mangeaient le même repas. Nous attendions que tout le monde soit à table avant de commencer. La chemise de mon père avait plus de pièces que celles des domestiques. Pendant qu’ils se reposaient, mon père restait torse nu, coiffé d’un chapeau de paille, puis il ratissait le riz dans la cour pour le faire sécher. Il arrangeait leur mariage lorsqu’ils atteignaient l’âge adulte. Chaque domestique recevait un cochon en cadeau. L’un de nos domestiques est encore en vie. Il s’appelle Thanh. Il dit encore à ses enfants et petits-enfants : " Personne n’était aussi gentil avec les domestiques que M. Thành."

 Lorsque le père de M. Thanh est mort, mon père a acheté le cercueil et a aidé sa famille à organiser les funérailles.

Mon père était riche, mais sans pouvoir. Il protestait chaque fois que le chef du village maltraitait les pauvres. Il a même été menacé par le chef du village. Un jour, mon père a demandé aux gens d’enterrer un corps qui s’était échoué sur le rivage. Le chef est arrivé en criant, une matraque à la main. "Qui t’a dit de faire ça ? Qui t’a donné la permission ?"

 Mon père a dû lui donner 20 đồng (7) en argent pour qu’il le laisse partir.

(7) đồng (viet.) : pièce de monnaie

Mon père a demandé à mon frère Tam d’écrire une pétition afin qu’il puisse se présenter aux élections du chef du village. Personne n’a voté pour lui. Mon père ne savait pas lire.

Il a remarqué que les familles dont les fils servaient les Français étaient craintes par les chefs. Il a envoyé mon frère Tam rejoindre la police coloniale. Il a demandé l’aide d’une connaissance. Mon frère Tam a gravi les échelons et est devenu sergent. Sa femme s’appelait Madame Tam. Nos parents n’étaient plus importunés par le chef.

Lorsque les Japonais ont renversé les Français, mon frère Tam a été emprisonné à Vinh. Une fois les Japonais partis, il est revenu. Le nouveau gouvernement l’a invité à diriger la milice locale, car il avait une expérience militaire. Il est devenu membre du Parti communiste.

Mon quatrième frère, Vượng, est devenu tirailleur colonial. Il est également revenu et a été admis au Parti en 1949. Mes trois frères étaient membres du Parti.

Notre famille a tenu bon pendant la campagne d’impôt agricole. Mes parents ont payé leur part, même lorsque les taux ont augmenté.

La campagne de réforme agraire a atteint son apogée. Tout le village était en deuil. Mes frères ont été qualifiés de nationalistes, puis placés sous surveillance. La maison ancestrale près de celle de Thịnh est devenue connue sous le nom de "temple nationaliste". Elle avait autrefois accueilli des réunions et des cérémonies du Parti. Maintenant, on disait que toute la cellule était nationaliste.

On m’a arrêté sur le chemin du retour de l’école. Ils m’ont pris le manteau militaire que Lục m’avait donné. Ils m’ont pris le pantalon que ma mère m’avait acheté. Je n’avais plus que mon short. Je suis resté à genoux jusqu’à minuit. Où cachez-vous votre or ? Je ne savais pas ce qu’était l’or. Ma famille ne savait pas ce qu’était l’or.

Ma grand-mère avait 92 ans. Elle est restée courbée du matin jusqu’à midi. Ses pieds étaient enflés. Elle était à bout de nerfs. Ils ont convoqué ma mère et mon père tous les deux ou trois jours. Une fois, mon père a été poussé dans la cour alors qu’il pleuvait à verse. Il s’est agenouillé sous la pluie tandis que les paysans se tenaient debout et le dénonçaient. Parmi les accusateurs se trouvait un homme qui avait une dette envers lui. Mon père ne se souciait pas des dénonciations. Il ne se souciait pas non plus d’une femme qui sautait partout en hurlant jusqu’à en perdre la voix. Seule la trahison de cet homme le blessait.

Nous n’avons pas été expulsés, mais notre maison ne nous appartenait plus. Les paysans entraient à leur guise et prenaient des pots de mélasse, de l’huile, des noix de bétel, du tabac pour les vendre. Les gens emportaient les tables, les chaises, la machine à trier le riz. Mes parents faisaient semblant de ne rien voir.

Trente-sept buffles. Quarante pots de mélasse. Des rizières à perte de vue. Tout ce que nous avions construit de nos propres mains avait disparu. Ma mère était consumée par le chagrin. Mon père essayait de la réconforter. Ils ont pris la maison, mais nous avons toujours la ferme. Le lendemain, des coups de tambour et des cris ont retenti. Saisissez la ferme de ce salaud. Saisissez la ferme de ce salaud. Ma mère a été contrainte d’entrer dans la ferme pour surveiller les biens du peuple. Je me suis faufilé chez Thịnh dans l’espoir d’aller à l’école le lendemain. Mon père était assis près du feu. Les braises s’étaient éteintes.

Demain, ce sera l’anniversaire de la mort de notre grand-père. Chaque année, dix plateaux étaient préparés dans l’après-midi. Nous abattions des vaches et des cochons et invitions tout le village à manger. Demain serait le jour principal de l’anniversaire. Nous préparions vingt plateaux. Aujourd’hui, nous n’avons même pas un bol de riz. Grand-mère n’avait rien mangé depuis deux jours.

Mon père n’en pouvait plus. Il s’est pendu avec un fil d’acier tendu entre deux poutres.

Le fils a tué son père pour le faire taire !

Mon frère Thịnh a été autorisé à voir sa famille. Sa femme était assise sous le porche, en train de raccommoder des vêtements. Il s’est approché d’elle. J’ai pris ma décision. Quelqu’un doit endosser la responsabilité. Je vais leur dire que c’est moi qui l’ai tué. Prenez soin l’un de l’autre. Elle a baissé la tête et s’est mise à pleurer.

Il est venu me voir et m’a dit : "Je vais aller en prison après avoir avoué. Viens chez moi. Prends soin de ta belle-sœur et de tes cousins."

Quelques jours plus tard, le tribunal populaire spécial devait juger l’affaire. Puis un ordre est tombé : Affaire classée.

La campagne de réforme agraire a été suspendue.

Mon frère Thịnh a rejoint l’équipe de correction. Il a rendu visite aux personnes injustement accusées, maison après maison. Nous étions aussi des victimes. Mon père est mort. Mais laissons cela derrière nous.

La vie a lentement repris son cours. Notre ferme et nos champs ont été intégrés à la coopérative.

La guerre contre les Français a pris fin. Mon frère Lục est reparti au combat dans le sud. Il est mort en 1965, à la frontière du Laos.

Les années ont passé. Mon père me manque. Nguyễn Đức Thành. Pêcheur côtier. Agriculteur de Thanh Bích.


À propos de l’histoire

Suivant le style narratif inauguré par la lauréate du prix Nobel Svetlana Alexievich, Phan Thúy Hà mène des entretiens approfondis avec des témoins vivants afin de reconstituer des épisodes traumatisants de l’histoire moderne du Vietnam. Dans Family (2020), elle rassemble 19 témoignages poignants de survivants de la campagne de réforme agraire menée par le mouvement communiste dans le nord du Vietnam dans les années 1950. Centré sur Nghệ An et Hà Tĩnh, deux des régions les plus durement touchées par les purges violentes contre ceux qui étaient qualifiés de propriétaires terriens ou de bourgeois, Family est une histoire orale qui confronte l’héritage du deuil, du silence et des cicatrices psychologiques durables chez les familles rurales vietnamiennes ordinaires.

À propos du traducteur

Vũ Trọng Hiếu est un écrivain et traducteur basé à Hanoï. Ses œuvres en anglais ont été publiées dans SUSPECT et diaCRITICS. Son recueil de nouvelles en vietnamien, năm hạt vàng (les cinq graines d’or), a reçu le prix de consolation lors de la première édition du San Hô Books New Writings Award.

Extrait de « Family ». Adaptation française d'après la traduction anglaise du vietnamien par Vũ Trọng Hiếu.