Biryani

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Biryani

Un récit des Émirats arabes unis
Ali AlShaalli

C’est l’été dans l’hémisphère sud (ce qui correspond à l’hiver dans l’hémisphère nord), et pour le mois de janvier, Literatur.Review les rassemble tous, en publiant des histoires encore non traduites ou inédites venues du nord et du sud de notre monde.

Ali AlShaali (arabe : علي الشعالي) est un poète, éditeur et activiste culturel émirati. Il a publié cinq anthologies de poésie et un roman. En outre, il a récemment publié un recueil d'essais culturels sur l'édition et l'écriture, intitulé « Chambres à fenêtres », ainsi qu'un recueil de nouvelles, « Vie en grenades », dont est extraite la présente nouvelle.

De temps à autre, je suis la cible de jalousies et de ragots acerbes de la part de mes concurrents à propos d’Arslan l'immigré, ce mécanicien aux paumes calleuses et aux doigts noircis par la graisse, ce jeune Afghan choisi par le magazine The Kitchen - malgré son anglais approximatif - pour être la personnalité du mois de novembre. Le magazine lui a consacré huit pages dans une interview retraçant son parcours, son succès, et son art de préparer l’un des plats les plus savoureux au cœur du paradis de l’art, de l’architecture et du plaisir : New York. Arslan offre un réconfort gourmand aussi bien à ses habitants perpétuellement fatigués qu’à ses visiteurs avides de nouveauté.
Cela ne me dérange pas... Que mes concurrents mastiquent à loisir ma chair vive, ma chair amère. Je ne nie pas mon passé, bien au contraire. Oui, j’ai aidé mon père à réparer des voitures dans mon pays pendant sept ans. Plus tard, j’ai sacrifié une partie de l’héritage familial pour payer des passeurs afin qu’ils facilitent mon passage d’un point lumineux à un autre sur la carte du monde. En arrivant dans la Grosse Pomme, et avant même que mes vêtements imbibés d’eau salée n’aient eu le temps de sécher, j’ai erré dans les rues à la recherche d’un emploi. J’ai commencé comme journalier dans un atelier de remplacement et de réparation de pneus. Tout le monde a un passé : soit on le camoufle avec des histoires inventées, soit on s’appuie dessus pour avancer. J’ai choisi la deuxième option, car mon imagination n’a jamais su inventer des fables. Je suis ce que je suis, rien de plus, et je dis ce qui me vient à l’esprit sans détour, même si cela peut me coûter cher – c’est ainsi que nous sommes en Afghanistan.
Malgré tout cela, je suis aujourd’hui un chef renommé. Je porte le masque de la courtoisie et je suis invité à donner des conférences traduites en temps réel, ainsi qu’à animer des ateliers où j’enseigne aux amateurs de cuisine l’art d’assaisonner et de griller des brochettes sans qu’elles ne perdent leur jus. J’aide aussi les participants à se connecter à l’Asie, ne serait-ce que de loin, et je travaille avec eux pour qu’ils apprennent à vivre l’instant présent et à le savourer pleinement. Un chef talentueux et un véritable gourmet ne laissent pas leur esprit vagabonder d’est en ouest en présence de la nourriture : il faut tout oublier, excepté son assiette.
New York, cependant, ne vous offre que rarement de tels moments de clarté. S’il y a bien une leçon que j’ai apprise depuis mon arrivée en Amérique comme migrant, c’est de rester vigilant, de lire attentivement les gens et l’environnement qui m’entourent, et de garder au moins un œil ouvert, même en dormant.

J’ai également compris qu’il était nécessaire de ne pas dépendre des produits américains pour préparer le biryani, car sa saveur est enracinée dans sa terre d’origine. Ici, au pays des rêves, on peut trouver de l’ail séché de qualité acceptable, des oignons rouges au goût éclatant, des piments qui piquent les narines, des pommes de terre de toutes sortes, du persil et de la coriandre aux saveurs franches, du maïs doux, du blé conçu pour les mains des boulangers, ainsi que quelques autres céréales. Mais le biryani afghan se moque de tout cela, il n’en a que faire. Pour préparer ce plat comme ma mère le faisait pour notre déjeuner familial du vendredi à Kaboul, il me faut mélanger du riz basmati avec des épices, transportées avec un soin maternel, comme une nourrice portant son enfant. Ces épices viennent de là-bas, d’Asie, où la cardamome a une saveur et un parfum qui touchent directement le cœur, où la cannelle n’est pas un simple bâton de bois pour décorer les plats, tout comme les clous de girofle et le cumin. Là-bas, les herbes et les épices possèdent une essence précieuse qui correspond véritablement à leurs noms.
En novembre prochain, cela fera 19 ans que je vis à Manhattan. Dès que la ville se pare de rouge et de couleurs flamboyantes dans ses parcs, je sais qu’une autre année s’est écoulée. Quitter ma ville natale pour partir à l’aventure n’a pas été une décision difficile. Je n’avais plus rien à perdre après la disparition de ma famille. J’ai enterré mes parents de mes propres mains en l’espace de six mois. Ma mère est morte d’une pneumonie, et la science n’a pas réussi à l’aider à combattre la maladie. Elle essayait désespérément de saisir le vide avec ses mâchoires, avalant l’air comme un poisson hors de l’eau. Lorsque nous avons enfin pu obtenir un respirateur, son corps, habitué à la privation, n’a pas su gérer l’abondance. Elle s’est empoisonnée avec trop d’air. Elle est morte noyée par l’oxygène dans son lit.
Mon père, accablé de chagrin, s’est consumé peu à peu, avant de tomber comme un arbre desséché. Mon frère Abdul et moi avons été plongés dans un tourbillon de pertes, comme si le soleil s’était éteint et qu’un froid implacable nous avait envahis. À ses derniers jours, mon père s’était flétri, tel un abricot sec. Ce jour-là, trois hommes et moi avons à peine réussi à porter son cercueil de la voiture coincée dans l’embouteillage jusqu’à la fosse profonde, sa tombe. Là, ils m’ont confié son corps tandis que je m’enfonçais dans la boue, et je l’ai descendu seul, sans aide, dans son lit éternel. Il est parti avec légèreté.
Quant à Najibullah, mon frère le plus proche, son âme s’est envolée avant celle de mes parents. Ce n’était pas le chagrin ni la pauvreté qui l’ont emporté, mais les outils de guerre que le progrès scientifique alimente. Je doute qu’il soit resté assez de son corps pour qu’on puisse l’enterrer. Comment un être humain, fragile par essence, peut-il survivre lorsque même les montagnes rocheuses se réduisent en éclats sous l’impact des bombes ? L’Afghanistan tout entier tremblait. Les armées venues de loin larguaient des bombes de plusieurs tonnes pour nettoyer les montagnes et les vallées des « ennemis de la civilisation ». Najib n’était ni un vrai guerrier ni un homme de principes. Il ne défendait aucune cause. Il avait rejoint ces groupes égarés par ennui, comme il me l’avait confié une nuit paisible avant de prendre son sac et de quitter la maison pour les montagnes, traversant des rues peuplées d’ombres. Nous, les habitants de Kandahar, avions appris à vivre avec le rugissement constant des explosions et la lumière aveuglante des éclats de guerre. Mais Najib et ceux de sa trempe ne pouvaient s’y faire. Ils ont refusé d’accepter l’Afghanistan dans sa nouvelle réalité et se sont désintégrés. Mon père, en apprenant la nouvelle, a sombré dans un silence profond jusqu’à ce que nous quittions Kandahar pour nous installer à Kaboul, où nous nous sommes fondus dans l’agitation de la ville.
Ils sont tous partis, montés au ciel. Il ne me reste plus que mon jeune frère Abdul, de cinq ans mon cadet, qui a été choyé sans limite par ma mère. C’est lui que la famille avait désigné pour recevoir une éducation formelle. Toute la famille avait misé sur lui, le plus jeune, pour transformer notre réalité et bâtir un avenir différent. Mon père, en revanche, m’avait choisi pour l’aider dans son atelier, peut-être pour me rendre une dignité perdue après mon échec scolaire. « Nous devrions lui enseigner un métier, pour qu’il gagne sa vie avec ses mains », disait-il. Ma mère, en silence, hochait la tête pour approuver.

J’ai appris très tôt la mécanique et les secrets des voitures. En peu de temps, je suis devenu l’un des piliers du garage, et quelques mois plus tard, j’ai aperçu mon père, de loin, me désignant du doigt avec un sourire de fierté.
Il m’a chargé d’acheter des provisions pour la maison, m’a emmené avec lui pour choisir des pièces détachées, et m’a impliqué dans ses affaires avec les forgerons, les ferrailleurs et les marchands de pièces d’occasion. « Écoute et apprends », disait-il.
Malgré tout cela, je ressentais un certain vide dans ma vie. Comparée à la mémoire de Najib, qui flottait dans notre maison et dans le quartier comme le parfum des pins grillés, et aux prouesses académiques d’Abdul, qui a traversé ses études universitaires comme un couteau dans du beurre, la mécanique et le travail manuel au garage ne me semblaient pas être une voie prometteuse à l’époque. Pourtant – et il faut être honnête – ces expériences m’ont appris une ou deux choses sur la gestion, la bienveillance envers les gens et les objets, le traitement avisé des clients, et l’importance d’accepter son sort.
Heureusement pour moi, je n’ai pas hérité de mon père une profession comme la couture ou l’agriculture, car je n’ai aucune patience pour ce genre de travail. J’aime voir le résultat de mes efforts rapidement : réparer une voiture, voir son propriétaire repartir avec joie, ou cuisiner pour des amateurs de bonne cuisine, satisfaire rapidement un client et le voir ravi.
Après la mort de mes parents et de Najib, la maison est devenue vide et triste, tandis qu’Abdul allait et venait comme une ombre. Avec le recul, je regrette de ne pas avoir déclenché une querelle, pour que nous puissions, Abdul et moi, discuter de ses problèmes pendant des heures, comme nous le faisions autrefois, tournant autour d’un feu ardent jusqu’à ce qu’il s’éteigne de lui-même.
J’avais espéré, en vain, qu’Abdul, qui excellait dans ses études, comprendrait que la jalousie et la rivalité de notre enfance ne devraient pas nous empêcher de nous soutenir mutuellement à l’âge adulte, surtout dans des circonstances aussi douloureuses. Mais mon frère intelligent n’a pas saisi cette idée. Notre éloignement a continué de grandir, même alors que j’étais encore dans mon pays. Je sentais que mon âme s’était déplacée ailleurs, tandis que mon corps luttait pour survivre dans sa terre natale. C’est à ce moment-là que j’ai compris que les immigrants ne sont pas simplement déracinés. Ce sont les épreuves de la vie dans leur propre pays qui les fondent, jusqu’à ce qu’ils s’écoulent comme de l’eau à travers la terre, se dirigeant vers une destination inconnue. Ils errent, mais avec un but.

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J’étais assis, courbé, dans une boîte de nuit, noyant mon chagrin, quand j’ai appris de Rahma, l’amie d’Abdul, une brillante artiste de spectacle, qu’il avait émigré. Comme à son habitude, ce fourbe insaisissable m’avait devancé. Il avait changé son nom en Kevin et était parti vers l’ouest, dans un pays aux nuages sombres, où les quatre saisons se manifestent sur les arbres et les pavés. Quelques mois plus tard, il m’a appelé d’Allemagne. Sa voix était froide, étrangère, pas comme la nôtre. Il parlait, mais sans rien dire. Je sentais qu’il prolongeait la conversation pour tester quelque chose en lui, quelque chose qu’il n’avait pas encore résolu.
« Je ne suis pas encore mort pour que tu me parles ainsi, Abdul... », ai-je lâché. Il a simplement soupiré, puis a mis fin à cet appel vide en m’interrompant : « Écoute, écoute... Arslan, nous sommes ce que nous sommes. Nous ne changerons pas. Et ta voix me rappelle tout ce que je veux oublier. Excuse-moi, mais que ce soit notre dernier appel. »
Abdul n’a jamais manqué de me faire goûter l’amertume. Peut-être pensait-il – avec ce que ma mère avait forgé dans son caractère et son soutien inconditionnel malgré ses folies répétées dans les boîtes de nuit – qu’il avait le droit de nous partager sa douleur et de boire à notre santé les verres qui restaient. Nous avons toujours porté son fardeau avec lui. Mais maintenant que mes parents sont partis, emportant avec eux leur soutien, et que je suis seul, j’ai décidé de ne plus le choyer au nom des morts.
Quand Abdul a senti que je l’avais abandonné, il a pris sa revanche. Il a empaqueté son diplôme universitaire, ses talents pour les langues, et s’est accroché à la queue des caravanes. Il est parti, comme ceux qui l’avaient précédé : Najib, maman, papa. Il s’est exilé sur terre, pas au ciel, et m’a laissé seul.
Je ne suis pas aussi doué qu’Abdul pour apprendre les langues, et je n’ai pas changé de nom en arrivant dans la capitale du monde. À New York, j’ai des amis de toutes les couleurs et de toutes les religions, et je n’ai jamais vu l’intérêt de raccourcir mon nom ou de l’adapter à la langue occidentale. Ici, les langues sont flexibles et capables de tout. Arslan suffit amplement. Que pourrais-je supprimer d’un nom comme celui-là ? Au contraire, j’ai ajouté une lettre, un « i » à la fin, pour créer une rime avec notre plat emblématique : Arslani Biryani.
Lorsque je suis passé de mon kiosque à mon restaurant sur la Cinquième Avenue, au cœur de la ville, le fabricant d’enseignes a approuvé cette décision. Selon lui, la sonorité harmonieuse des deux mots les faisait danser ensemble, comme dans un tango. Il n’en est pas resté là : il a ajouté un point d’exclamation rouge vif et écrit le nom du restaurant avec une police arrondie, sans angles. Il m’a assuré que cela attirerait l’attention des passants, surtout des jeunes : « Arslani Biryani ! » Et il avait raison. La majorité de mes clients ont moins de quarante ans.
Au début, j’ai ouvert le kiosque avec ce qui restait de ma part de l’héritage. Mon assistant était un jeune Afghan, petit et réservé, nommé Mir. Je ne sais pas ce que ma carrière culinaire serait devenue sans lui. Mir était patient avec les clients, doué pour résoudre les problèmes, et endurait mon humeur changeante. Je pouvais lui ordonner de se dépêcher devant les clients, le réprimander pour son téléphone ou lui confier le nettoyage intérieur et extérieur du kiosque ; il obéissait toujours comme s’il était sur un champ militaire.
Je n’ai jamais épargné Mir de la dureté que j’avais héritée de ma vie sur des terres arides. Je le blâmais s’il traînait, et s’il se trompait dans un rendu de monnaie, je lui faisais la leçon : « Mir, chaque dollar compte si nous voulons quitter ce poulailler pour ouvrir un vrai restaurant. » Il hochait la tête et souriait, comme s’il trouvait cette idée irréaliste. C’était au début. Mais avec le temps, j’ai vu une foi croissante en notre succès germer en lui, comme une plante sauvage des montagnes, robuste parce qu’elle est née de la sécheresse.
Mir s’endormait parfois sur une chaise entre deux heures de pointe, pour reprendre des forces. Si je le réveillais du bout des doigts, il bondissait comme un oiseau mouillé et se remettait aussitôt au travail : remplir les assiettes de riz, y ajouter des raisins secs, des oignons, des noix de cajou – notre mélange unique – et placer une petite boîte de yaourt à côté de notre pâte de piment. Il remettait ensuite le plat au client de ses mains. Il répétait ce rituel jusqu’à minuit, lorsque l’afflux de clients diminuait enfin. Alors, nous reprenions notre souffle, comptions la recette du jour, et je lui donnais sa part. Mir embrassait les billets pliés avant de les glisser dans sa poche.

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Presque une heure. C’est le temps que dure le trajet en métro entre Central Park à Manhattan et mon logement à Brooklyn. Une heure seulement, un petit point sur la ligne du temps, précédé par une ligne bien plus longue de voyages entre différents pays : un premier arrêt à Istanbul, puis l’Irlande, un passage en Jamaïque, et enfin ici.
Mir et moi fermions le kiosque après l’avoir nettoyé, emballé les déchets et les avoir jetés. Nous retournions ensuite à ce que nous appelions notre maison, une chambre avec deux lits superposés et une salle de bain partagée avec nos colocataires du bâtiment.
Dans le métro, je couvre le grincement du métal en écoutant Nusrat Fateh Khan. J’écoute ses chants l’esprit vide. Ses récitations, pleines des saveurs de l’Afghanistan, m’aident à soigner ma nostalgie. Je ne me lasse jamais de sa chanson Mast Qalandar. Dans son chaos organisé, je me transporte à Kaboul. Je me tiens dans ses marchés populaires, je respire les senteurs de fruits et de fumée de barbecue, et je revis des scènes du passé. Mon cœur devient un carrefour, un passage pour les courants de la mémoire. Mais je sais quand me souvenir et quand oublier. C’est un art, le sport favori de tous les immigrants.
Ceux qui me connaissent savent que je n’ai jamais été religieux ou patriote. J’ai grandi comme un simple mécanicien, sans hocher la tête comme un derviche, ni battre le tambour ou chanter des slogans. Et pourtant, j’ai survécu. Aujourd’hui, je croque la pomme du monde avec des dents intactes et j’offre du biryani en gage d’amitié et de paix. N’est-ce pas, en soi, un acte patriotique ?
À New York, les journées sont courtes, et mes presque vingt ans ici ont filé comme une gorgée d’eau. Dans cette ville, le vent tourbillonne entre les immeubles, et le ciel baisse rapidement sa lumière. La terre s’éveille à l’aube, les agents de circulation agitent leurs bras pour gérer le trafic dense des grands carrefours, et le soir, les théâtres se remplissent de romantiques. Le fleuve de la vie ici est sauvage, insouciant, et imprévisible. Ce n’est ralenti pour moi que par les commentaires des autres cuisiniers sur mon prétendu excès de raisins secs sur le biryani pour satisfaire le palais américain, avide de sucre. Ils voient cela comme une manipulation. Mais je n’accorde aucune importance aux paroles des concurrents. Mon père m’a appris à garder les yeux ouverts et les oreilles fermées. Chaque fois que je me plaignais de la rébellion des artisans du garage, ou de leurs manigances contre moi et entre eux, il me rappelait l’efficacité du détachement face aux personnes malveillantes et rusées.
Depuis mon restaurant sur la Cinquième Avenue, à un pâté de maisons de Central Park, j’observe New York dans toute sa splendeur. Je vois les employés qui s’éclipsent furtivement de leurs bureaux, je devine l’identité et le destin des passants. Je désigne Mir du doigt, occupé à encaisser les clients, et nous échangeons un sourire complice. « Des contrebandiers repentis », dis-je, en les repérant à leurs sacs coûteux. Nous identifions aussi les « touristes naïfs », et nos regards croisent ceux des couples qui s’embrassent discrètement comme des oiseaux dans des coins oubliés.

Les Afghans et nos frères asiatiques luttent pour survivre sur le marché de la restauration et du divertissement, une lutte éternelle qui atteint son paroxysme dans les grandes villes. Pourtant, je me considère toujours comme un homme chanceux, toujours en vie, bien que loin de ma patrie, et béni par une amitié prometteuse avec la belle Savina. Nous nous disputons souvent, mais nous sommes heureux malgré tout.
J’ai structuré ma vie comme devrait le faire un homme du soir, et par chance, le plat que je sers n’est consommé qu’après midi. Je commence mon travail lorsque le soleil est haut dans le ciel, au-dessus des immeubles, et je ne me préoccupe pas des accusations d’être un intrus dans ce métier. J’ai forgé mon destin de mes propres mains.
Je sais néanmoins que les ragots bon marché prolifèrent comme des champignons sauvages parmi les cercles afghans de New York. On raconte qu’Arslan est arrivé ici avec un petit Coran dans la poche droite, cent dollars dans un portefeuille en cuir usé contenant une photo de son père, ainsi qu’un permis de conduire inutile dans ce pays.
Mais Arslan a réussi. Il a su attirer les foules devant son kiosque chaque après-midi, au moment où la ville effervescente commence à déployer ses charmes pour ses visiteurs et ses habitants. La musique accompagne les embouteillages, et les lumières jaillissent des écrans géants. Là, les gens se pressent pour savourer le riz épicé avec des cuillères en plastique, bourrant leurs bouches tout en marchant, débordants d’une anxiété palpable.

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Aujourd’hui, au restaurant, deux hommes sourient beaucoup. Je les ai déjà vus, plusieurs fois, et je ne néglige jamais de tels détails. Ce ne sont pas des espions pour d’autres restaurants – ceux-là viennent généralement accompagnés d’une fausse petite amie, avec qui ils entretiennent un dialogue insipide, luttant pour faire passer le temps et accomplir leur mission. Ils se font passer pour un couple afin de rendre leur visite plus crédible, commandent presque tous les plats de la carte pour les photographier, goûtent à peine, et repartent avec un butin pour leurs maîtres.
Ces deux hommes, ce soir, n’appartiennent pas à cette catégorie. Leur manière d’interagir entre eux et avec les serveurs montre qu’ils sont des employés d’un organisme officiel avec des codes et des règles bien établis. Je le vois dans leur posture, leur manière de parler, et les papiers qu’ils ne cherchent pas à cacher. Je peux donc affirmer qu’ils ne sont ni agents de renseignement ni enquêteurs.
Je suis, en réalité, un homme ordinaire, presque ennuyeux : je fais la navette entre mon restaurant et ma nouvelle maison à deux pâtés de maisons, puis je reviens le matin suivant, et ainsi de suite, sans relâche. Je prends rarement deux semaines de congé par an, ce qui est la principale source de conflit avec Savina. Mais c’est la discipline du mécanicien acharné qui m’habite, et que puis-je y faire ? Je sais que je ne mérite ni des heures de surveillance ni des rapports détaillés. Ces efforts seraient mieux employés sur d’autres hommes comme moi, fraîchement arrivés ici, qui portent encore des pantalons et des chemises traditionnels du sous-continent indien. Quant à moi, j’ai le sentiment d’être intégré de manière acceptable. Mis à part la langue qui m’a vaincu, je donne à beaucoup l’impression d’être un immigrant fidèle à l’expérience.
Je suis un fils des montagnes, et je sais comment traiter les loups. Ces deux hommes ne quitteront pas mon restaurant ce soir sans que je sache qui ils sont. Je me suis déplacé tactiquement de table en table, me rapprochant d’eux sans montrer trop d’empressement. Je les ai salués en passant : « Bienvenue chez Arslani Biryani ! ». Ils n’ont pas tardé à répondre : « Bonjour et merci, Monsieur Arslan. Nous sommes de vos admirateurs, mais nous sommes ici au nom d’une organisation de classement des restaurants, et nous aimerions discuter avec vous, si cela ne vous dérange pas. »
« Bien sûr, quelle organisation représentez-vous ? »
« Michelin. Votre restaurant a été proposé pour recevoir deux étoiles. Nous finalisons les démarches, il ne s’agit que de formalités. »
À ce moment, j’ai demandé la permission de m’asseoir avec eux. Il le fallait. J’avais attendu ce jour si longtemps. Avant de quitter mon kiosque, je ne connaissais pas cette organisation et je n’y prêtais guère attention. Mais lorsque j’ai vu leurs étoiles décorer les entrées et les sites web de mes concurrents, j’ai décidé qu’il me les fallait aussi.
Ils m’ont interrogé longuement sur la cuisine afghane et orientale : ses ingrédients, ses méthodes de préparation. Je leur ai répondu généreusement. Puis la conversation a pris un tour plus personnel, ce qui ne m’a pas dérangé. Je leur ai offert du jus de grenade : « Tenez, et ensuite ? »
« Merci, Chef Arslan, pour votre patience et votre collaboration. C’est la dernière étape. Une partie de l’entretien est simplement dédiée à mieux vous connaître et à documenter vos propos, rien de plus. Pouvez-vous nous parler de vos origines ? »
« Jeune, j’ai fui la misère de mon pays et de ma région. Je me suis juré de répandre le bonheur autour de moi, en commençant par moi-même. Et une bonne cuisine, c’est du bonheur, n’est-ce pas ? »
« Absolument. Et pourquoi avoir choisi New York, en particulier ? »
J’ai tenté de détourner la question, mais mon sang chaud est monté à ma tête d’Afghan endurci. J’ai dit ce qu’il fallait dire : « Nous sommes ici, messieurs, parce que vous êtes là-bas ! »