Macron et les voleurs de sexe – Rumeur et désinformation en Afrique

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Macron et les voleurs de sexe – Rumeur et désinformation en Afrique

Une rumeur circule dans certains pays africains : l’État français organiserait des vols de pénis afin de pallier la baisse de la fécondité. La rumeur, relayée par la propagande russe, est devenue une infox.
Julien Bonhomme
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Julien Bonhomme

[1] Steve Fleitz, «  Centrafrique : Disparitions inexpliquées de parties intimes chez des hommes, la France suspectée  ?  », Bamada.net, mis en ligne le 28 octobre 2024, supprimé le 7 novembre. Je remercie Nathan Gallo, journaliste aux Observateurs de France 24, de m’avoir signalé cet article.  

[2] Julien Bonhomme, Les Voleurs de sexe. Anthropologie d’une rumeur africaine, Paris, Seuil, 2009. 

Les voleurs de sexe, encore ? Le 28 octobre dernier, un site d’actualité malien publiait un article à propos de mystérieuses disparitions d’organes génitaux masculins en Centrafrique [1]. La rumeur, en réalité, n’est pas nouvelle, comme je l’ai montré dans un ouvrage [2]. Apparue au Nigeria dans les années 1970, elle s’est ensuite étendue à l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale dans les années 1990. Depuis lors, elle refait surface épisodiquement, provoquant dans son sillage accusations et violences. Le scénario est toujours le même : le « vol de sexe » surviendrait lors d’une banale rencontre entre deux quidams dans la rue. C’est une poignée de main ou un simple frôlement qui entraînerait la disparition ou le rétrécissement des organes génitaux de la « victime », presque toujours masculine. Le supposé « voleur » est lui aussi le plus souvent un homme, invariablement un inconnu, fréquemment un étranger, qu’il s’agisse d’un ressortissant d’un autre pays africain ou d’une personne originaire d’un autre groupe ethnique. Par exemple, au Nigeria, ce sont souvent des Haoussa, venant du nord du pays, qui sont accusés, tandis qu’ailleurs en Afrique de l’Ouest, on suspecte de manière plus générale les Nigérians. Mettant en scène la menace d’une dépossession de soi par des étrangers, le vol de sexe partage un air de famille avec tout un ensemble de rumeurs de vol d’organes qui circulent ailleurs dans le monde, du Brésil à Madagascar, des Andes à la France [3].

[3] Nancy Scheper-Hughes, «  Theft of Life. The Globalization of Organ Stealing Rumours  », Anthropology Today, vol. 12, n°3, 1996, p. 3‑11  ; Luke Freeman, «  Voleurs de foies, voleurs de cœurs. Européens et Malgaches occidentalisés vus pas les Betsileos (Madagascar)  », Terrain, n°43, 2004, p. 85‑106  ; Andrew Canessa, «  Fear and loathing on the kharisiri trail. Alterity and identity in the Andes  », Journal of the Royal Anthropological Institute, vol. 6, n°4, 2000, p. 705‑720  ; «  Trafic d’organes : est-il vrai que des vols de reins ont lieu à Paris  ?  », Libération, 29 octobre 2019. 

[4] Nathan Gallo, «  Rumeur des “pénis volés” en Centrafrique : autopsie d’une intox anti-française  », Les Observateurs-France 24, 1er novembre 2024  ; «  FAUX, Alexandre Piquet, conseiller de l’Ambassade de France en Centrafrique n’est pas impliqué dans la disparition de sexe masculin  », Radio Ndeke Luka, 1er novembre 2024.

Mais cette fois-ci, le scénario est totalement inédit. L’article publié par Bamada.net insinue que les vols de sexe seraient orchestrés par l’État français afin de restaurer la virilité en berne de sa population masculine, allant jusqu’à mettre personnellement en cause un diplomate de l’ambassade de France en Centrafrique et, derrière lui, Emmanuel Macron. Loin de se résumer à un fait divers entre individus, comme c’est habituellement le cas, la rumeur cacherait un scandale d’État aux vastes ramifications géopolitiques. Dans les jours qui suivent la mise en ligne de l’article, des médias spécialisés dans le fact-checking le repèrent, réfutent ses fausses affirmations et pointent qu’il s’agit vraisemblablement d’une opération de désinformation des réseaux prorusses, très actifs dans la région [4]. Une histoire qui circulait spontanément depuis plusieurs décennies a donc servi de matrice à une « fake news », information fallacieuse produite et relayée par des acteurs à des fins idéologiques. Je souhaite revenir sur l’affaire en insistant sur ses enjeux politiques. Ce cas singulier permet également de poser une question plus générale : qu’est-ce qui rapproche et qu’est-ce qui distingue les rumeurs des fake news (ou infox) ?

De la rumeur à l’infox

La diffusion de l’article fin octobre fait suite à une série d’incidents liés au vol de sexe en République centrafricaine (RCA). Le pays n’a été touché que tardivement par la rumeur, à ma connaissance pas avant 2010. Mais depuis quelques années, elle y resurgit régulièrement. En 2022, à Ndélé, après que deux personnes ont déclaré avoir perdu leur pénis, des jeunes se mettent en chasse des coupables et arrêtent une vieille femme, qui parvient à se disculper en rejetant la responsabilité sur des Haoussa du Nigeria, récemment arrivés en ville. En juillet 2024, à Bambari, un travailleur humanitaire, de nationalité centrafricaine, est accusé par trois jeunes auxquels il vient de serrer la main. Pour échapper au lynchage, il se réfugie dans une maison avant d’être exfiltré par la gendarmerie. Fin août, la rumeur arrive à Bangui, la capitale, où elle déclenche plusieurs incidents violents. Un homme en accuse un autre après avoir été frôlé dans la rue. Il lance l’alarme, une foule se rassemble et malmène le présumé voleur. Seule l’intervention du chef de quartier permet d’éviter le pire.

La rumeur enfle tellement que le 2 septembre, le ministre de la Communication et des Médias, également porte-parole du gouvernement, se voit obligé de la démentir publiquement et d’appeler la population au calme. Il déclare qu’après investigation, aucun cas de vol de sexe n’est officiellement attesté, et il menace de poursuites les personnes qui colporteraient de fausses informations ou provoqueraient des troubles à l’ordre public. D’autres acteurs se mobilisent pour juguler la rumeur. Un hôpital publie les comptes-rendus d’examen clinique de supposées victimes, qui ne constatent aucune disparition de pénis, tandis que des journalistes spécialisés dans le fact-checking expliquent que les images de sexes atrophiés circulant sur les réseaux sociaux et censées attester la réalité du vol de sexe ne montrent en fait que des personnes souffrant de malformations congénitales. Courant septembre, la rumeur disparaît, sans que l’on sache si les démentis officiels en sont la cause ou si elle finit par s’éteindre toute seule, une histoire succédant à une autre dans le cycle rapide de l’actualité (la même séquence temporelle se retrouve dans toutes les flambées épisodiques de vols de sexe).

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Vous pouvez lire le texte intégral de l'original français sur les pages de La Vie des Idées, où il a été publié le 8 avril 2025.