Je condamne la nuit et ses chiens de chasse.

I
Colección Carta de RutaRonny Ramirez | Je condamne la nuit et ses chiens de chasse | Collection Cartes Routières | 72 pages | 400 DOP
Je condamne la nuit et ses chiens de chasse. Trois parties. Trois livres. Trois poètes. Contradictoires ou complémentaires ? Commençons par le titre principal : Condamner. La nuit. Ses chiens. De chasse. À partir de ce titre, nous supposons que dans l’œuvre inaugurale de Ronny Ramírez, nous trouverons des condamnations d’une Nuit qui n’est sans doute pas celle que nous connaissons, et que ses chiens de chasse ne sont probablement pas non plus les chiens que nous connaissons. Cependant, bien qu’un je poétique semble dès le titre vouloir régler des comptes, le poète nous déroute aussitôt avec le premier sous-titre : Rêves depuis mon cubicule. Et l’on se demande : à quoi rêve un poète qui condamne la Nuit et ses chiens de chasse depuis son cubicule ? Ici, dans cette première partie composée de dix poèmes, on pressent un premier jeu de dupes, une dichotomie dans l’esprit… du poète ou du moi poétique ?
Dans le premier poème, Anniversaire:
Automate grossier du cubicule, chemise et emploi du temps…
Pièce jetable d’un engrenage public, papier carbone.
Dans ta tête ne résonne que le murmure de l’argent qui brûle…
Et tu marmonnes le mantra du marionnettiste…
Nous voyons un poète furieux, déçu, qui emploie la deuxième personne comme un fouet pour se vitupérer, s’autopunir, en enchaînant les reproches impitoyables envers lui-même, avant de clore le poème sur un remords pusillanime :
…Parfois, je voudrais me perdre dans les pages
d’un voyage entre les lignes…
découvrir une vérité latente et unique
dans les yeux de ma femme.
Mais la beauté compte moins
que la quinzaine et la fatigue.
La consolation offerte par le poète est la résignation. Il est quelqu’un qui montre la plaie, puis la recouvre pour qu’elle s’aggrave plutôt qu’elle ne guérisse. Après tout, "il y a la rumeur de brûler de l'argent pour s'occuper, pour gagner du poids". Il préfère sacrifier la beauté du regard de sa femme à la quinzaine et à l’épuisement. L’homme moderne, en somme. Esclave du travail et de l’argent. Ainsi, le poète nous invite à la lâcheté : accepter un système gangrené jusqu’à l’os, du moment que la paie nous sauve et maintienne propres les chaînes de l'esclavage.
Dans le deuxième poème, les reproches persistent, accompagnés d’une mélancolie rance :
Il n’est pas de larmes qui résonnent
avec autant de poids sur la terre…
J’ouvre les yeux, et sur moi se referment
les mâchoires noires du monde.
Le troisième poème baigne dans l’apitoiement. Il évoque d’abord sa misère actuelle d’employé de bureau, puis se rappelle sa vie chez sa mère, comme une excuse pour justifier son enlisement dans la boue :
...et a pleuré par dépit...
…et je connais la terreur de me réveiller en parasite.
Le moi poétique passe du statut de parasite chez sa mère à celui d’un parasite de bureau. Il sacrifie sa liberté pour un morceau de pain :
…et je répète combien je suis reconnaissant d’avoir le droit de manger.
Comment peut-on encore parler de droit quand ce même droit est violé ? Est-ce du sarcasme ? De l’ironie ?
Ronny Ramírez (République dominicaine, 1994). Poète, essayiste et narrateur. Diplômé en Lettres de l’Université autonome de Saint-Domingue (UASD). Il a publié les recueils de poésie Je condamne la nuit et ses chiens de chasse (Luna Insomne Éditeurs, République dominicaine, 2024) et Parque Solitario (Éditions “La Chifurnia”, El Salvador, 2025). Il tient une chronique culturelle dans le journal Acento et a publié des articles dans les médias dominicains Listín Diario, Hoy et Diario Libre ; ainsi que des essais et poèmes dans des revues nationales et internationales. En 2023, il a été sélectionné par l’UNESCO pour suivre des ateliers de littérature et d’édition à La Havane, à Cuba. Il participe régulièrement à des événements littéraires lors de la Foire internationale du livre de Saint-Domingue (FILSD), au Centre culturel d’Espagne à Saint-Domingue (CCESD) et au Centre culturel Banreservas. Il a reçu des prix et distinctions dans plusieurs concours, dont le Prix Pedro Peix de la nouvelle jeune (2020), le Prix Max Henríquez Ureña du jeune essayiste (2021, FILSD), le Concours international de la nouvelle (2021, Casa de Teatro), et le premier Concours de critiques littéraires de Latin American Literature Today (LALT, 2023).
Il maudit la lassitude de devoir avaler chacun de ses rêves, mais en même temps, il avale aussi les saletés du système — en silence, docilement — simple ouvrier d’usine, mais tenace. Jusqu’ici, on peut en conclure que cette condamnation, annoncée par le titre du recueil, n’est rien d’autre qu’un repli sur soi, une autocompassion, une résilience nauséabonde, sublimées par de très beaux vers, porteurs d’une grande densité de sens grâce à une sobriété maîtrisée — mais sans la moindre trace de condamnation. Ou serait-ce plutôt une autocondamnation ? Cela dit, les chiens de chasse apparaissent bien, mais à travers une troisième personne du pluriel, à demi-mot :
Ils me disent que travailler est une bénédiction…
Ils me le disent comme s’ils me tendaient le couteau
pour que je m’arrache la peau…
Le quatrième poème, Compagnons, marque une rupture : le je poétique commence à désigner plus explicitement ce qui pourrait être ces chiens de chasse. Mais la condescendance avec laquelle il le fait manque de la fermeté annoncée par le titre du recueil :
Entre le café et le jour de paie,
nous célébrons le bilan de la vie et ses revers.
Soudain, sans prévenir, je remarque que vous occupez presque tout mon temps,
et il nous arrive — parfois —
de nous confier les rêves les plus crus, les plus gratifiants, les plus inattendus.
...
Mais je sais que, comme en haute mer,
au tumulte du bureau,
ni les larmes ni les rires n’auront de poids
lorsqu’on nous visera en plein cœur de l’ouragan.
Chacun veillera sur sa propre rive
et ne reviendra pas pour celui qui crie par-dessus le fracas des vagues.
Le poète pointe du doigt la trahison des camarades. C’est un beau poème, comme les autres, mais supérieur. Il rappelle Amistad a lo largo, de Jaime Gil de Biedma : rythme, construction, esthétique, le je poétique perd sa lâcheté : il ne condamne pas, il repousse, mais seulement face aux compagnons. Si les compagnons font partie des chiens de chasse, où est la Nuit ? Nous l’avions pressentie dans le premier poème, sous l’appellation de « Marionnettiste » : et tu marmonnes le mantra du marionnettiste… Et de nouveau dans le poème Je rêve d’une maison :
J’espère que la banque me sourira à nouveau
et relâche sa meute de rats sur moi.
Ici, la banque a deux fonctions : la première est explicite dans le vers suivant – on pourrait même remplacer meute de rats par chiens de chasse ; la seconde, celle de sauveur. Le je poétique devient un mendiant, qui attend que la banque lui accorde des faveurs, même s’il sait qu’elle lui fera payer jusqu’à la lie. Bien que le ressentiment et la colère du je poétique envers le système capitaliste soient palpables, il ne le critique pas. Il préfère rester dans le rôle de victime, ce qu’il confirme dans les deux derniers vers :
Je dois signer un pacte de mort et sourire
parce qu’une maison sera enfin à mon nom.
Le poète aurait pu mettre ces deux vers entre points d’interrogation, ou même dire pour qu’une maison soit…, mais au lieu de s’interroger sur ce qu’il doit faire, il affirme que c’est ce qu’il fera, car en le faisant, la maison sera enfin.....
Dans cette première partie du livre, si l’on pense que le je poétique est l’auteur lui-même, qui nous raconte son malheur, on ne voit pas un poète qui condamne ou critique le système de manière forte et sévère, mais un poète qui pleure ce malheur, l’assume et l’accepte, en faisant des compromis. Sa revendication n’est pas une volonté de changer le système, mais simplement un besoin de se plaindre, parce qu’au fond, se plaindre soulage la douleur.
Ainsi, le poète gaspillerait des feuilles de papier qui ont tant coûté aux arbres.
Mais… que se passerait-il si nous détachions l’auteur du je poétique ?
Et si, un instant, nous pensions que la voix poétique de la première partie du livre est celle de la société dominicaine, de la jeunesse dominicaine, qui cache sa rage et sa désillusion dans des bouteilles de bière les week-ends, les vomit dans les bras d’un psychanalyste, et se tait – résiliente et complaisante – sans aucune conscience critique du système politique en place ? Et si le but du poète était de se mettre dans la peau de ses compatriotes et de refléter le caractère apathique d’une génération, le reflet d’une société qu’il subit ? Car cette manière qu’a le je poétique de déformer la réalité quotidienne pour en révéler l’aliénation, la routine déshumanisante du travail salarié – une réalité palpable pour des milliers de personnes dans les Caraïbes et en Amérique latine – n’est pas gratuite. Ce je poétique pourrait être lu comme une voix collective, un symbole du citoyen piégé. Il ne serait pas simplement un narrateur, mais une conscience déchirée par la routine. Il se sait prisonnier, s’interroge sur son existence, se reconnaît aliéné, mais rêve aussi : parfois je voudrais me perdre dans les pages d’un voyage entre les lignes… je rêve d’une maison… Dans sa veine la plus amère, on sent un écho de Mario Benedetti, voire une touche kafkaïenne dans la référence à la vie comme pièce bureaucratique, manipulable. Les poèmes traduisent l’aliénation professionnelle, la routine, le poids du système économique et la perte du sens de la vie personnelle face aux exigences du travail.
L’ironie latente des poèmes confirme cette intention du poète – dans Anniversaire, par exemple, dans Je rêve d’une maison. Et peut-être est-ce ici, dans ce seul poème, que réside la contradiction que nous soupçonnions plus haut : le fait que la majorité à laquelle le je poétique prétend donner une voix ne peut pas toujours se permettre de rêver d’une maison où je peux accrocher la lune / comme un bas de Noël. Pour le reste, le message de cette première partie est clair : Travailler, ce n’est pas vivre, et vivre ainsi est une des nombreuses morts réservées aux damnés de la terre. La beauté, l’amour et la vérité sont remplacés par l’épuisement, l’argent et la survie. Dans cette optique, Ronny Ramírez peut être considéré comme une promesse importante – pour le présent comme pour l’avenir – de la poésie dominicaine : une plume puissante, capable de dresser avec lucidité le portrait de la société.
II
Si dans la première partie du livre il y a une première personne qui pleure, jouant la victime, et une deuxième qui se récrimine, se punissant, dans la deuxième partie le poète se débarrasse de cette robe et s'habille en troisième personne, devenant un juge, avec un bâton qui pointe, dénonce et condamne. Le "je" poétique perd sa peau, avec un langage codé et symbolique qui frise le baroque par son style surchargé, complexe et artificiel, la recherche de l'émotion, le plaisir esthétique orné et l'exagération des figures de rhétorique, avec une intensité émotionnelle mesurée mais constante dans le ton. Une troisième personne qui joue le rôle des marionnettistes qui brassent les destins, d'autres fois la société elle-même, complice et coupable, et enfin le poète solidaire, juge et accusateur. Ce n'est pas un livre pour les lecteurs qui cherchent une littérature facile, c'est peut-être de là que vient le titre de l'article de Jordán Hernández : "Condeno la noche y sus perros de caza, un gran libro que no me gusta." (Je condamne la nuit et ses chiens de chasse, un grand livre que je n'aime pas.)
Si, dans la première partie du livre, il y a une première personne plaintive, jouant la victime, et une deuxième qui se reproche, se châtie, dans la seconde partie, le poète se défait de cette tunique et adopte la troisième personne, devenant un juge, brandissant une baguette qui désigne, dénonce et condamne. Le "je" poétique change de peau, avec un langage codé et symbolique qui frôle le baroque par son style chargé, complexe et artificieux, sa recherche de l’émotion, du plaisir esthétique orné, et son exagération des figures de style, avec une intensité émotionnelle mesurée mais constante. Une troisième personne qui prend tour à tour la place des marionnettistes qui manipulent les destins, celle de la société elle-même, complice et coupable, puis celle du poète solidaire, juge et accusateur. Ce n’est pas un livre pour les lecteurs en quête de littérature facile, c’est peut-être de là que vient le titre de l’article de Jordán Hernández : "Condeno la noche y sus perros de caza, un gran libro que no me gusta." (Je condamne la nuit et ses chiens de chasse, un grand livre que je n’aime pas.)
Parmi les douze textes, seuls deux sont à la première personne, et l’un d’eux, Eslabón, me semble être une sorte de carte d’identité de l’auteur lui-même.
Dans cette seconde partie, la Nuit et ses chiens de chasse deviennent plus visibles. Dans Portrait, par exemple, sous la forme de la famille moderne :
Papa et maman ne sont que des actionnaires
... ils ne viennent que
pour partager la connexion internet, au mieux.
... ils mourront
en croyant avoir eu une famille
Puis, dans Les ombres du parc solitaire – un poème redondant, qui aurait dû commencer au treizième vers : Ici est resté échoué / le rire d’un enfant qui n’est jamais rentré à la maison ; et dont la première strophe aurait dû être la conclusion. En effet, le début : Dans d’autres circonstances... a déjà une tonalité mystique et mortifère ; c’est une idée répétée dans la dernière strophe, presque identique à celle-ci : La vérité, c’est qu’il y eut un temps / où l’on faisait confiance à la solitude du paysage – formulée différemment jusqu’à la fin du poème. Si ce poème avait commencé par Ici est resté échoué / le rire d’un enfant qui n’est jamais rentré à la maison — le vers le plus fort du poème — et que l’on avait placé la strophe Dans d’autres circonstances à la fin, fusionnée avec la dernière, en supprimant les passages superflus, cela aurait pu être un grand poème. La Nuit et ses chiens de chasse y apparaissent sous les traits des criminels :
Maintenant les fêtes doivent être chronométrées
parce que près des joyeuses lumières
rôdent des prédateurs nocturnes.
Et dans Temps électoral, sous les traits des politiciens :
Le candidat de l'usine passe
le messie en carton
l'homme au faux visage passe
et aux yeux de rongeur.
Et dans Lune au fentanyl, La dame en robe jaune, sous la forme des journaux :
Messager de la mort et de la discorde
qui profite des roses noires dans le cœur
Prends-tu plaisir à goûter la traînée de sang
qui résonne dans l'obscurité ?
Dans Les héros d’argile, L’arc-en-ciel qu’ils ont trouvé dans mon sang, et Les signataires, la Nuit et ses chiens de chasse prennent une ampleur plus grande. Ces trois poèmes sont sublimes, parmi les meilleurs du livre. Le premier est une critique mordante, presque prophétique :
Voici venir ceux qui profanent l’encre d’or,
ceux qui emplissent leur bouche de vivats et de roses.
Ceux qui imposent leur ombre
au-dessus du feu et de la mémoire.
Et le deuxième :
Un groupe récolte du miel d'un arc-en-ciel
tapi entre les montagnes,
vient remplir les bols du paysage
avec des bonbons à l'huile de ricin.
Et le troisième est un poème universel. Il fait écho à la première partie du livre et justifie la posture du je poétique, victime et plaintif :
Il y a des démarches obscurcies
par un enchevêtrement de parfums subtils,
des concessions et des comptes auréolés de ciguë...
c’est lorsqu’on inscrit un pion sur la liste de paie,
qu’on prépare la trame et la chaîne du récit...
Peut-être que l’homme soigné et fleuri
assumera une part honorifique de culpabilité...
La critique sociale n'est pas pamphlétaire, elle n’a pas seulement vocation à dénoncer, mais à révéler des vérités âpres depuis un autel brisé. Si cette partie du livre pèche en quelque chose, c’est par excès, par le désir d’en dire plus que nécessaire — ce que l’on remarque dans le poème Les ombres du parc solitaire, ainsi que dans La photographie qui traînait au sol, où ces vers, que je citerai bientôt, auraient dû être supprimés pour leur futilité :
...
sans imaginer qu'ils utiliseraient cette photopour tenter de déchiffrer où il se trouvedont la trace serait perdue dans la vidéo floued'une caméra de sécurité.
...Le jeune homme n'apparaît pas et son téléphonene fait rien d'autre qu'un bruit.
...Le jeune homme n'apparaît pas et sa photo
...jusqu'à...
Dès la troisième partie du livre, on découvre un poète défenseur, qui cherche à éveiller les consciences ; il abandonne à nouveau son rôle de juge, et le premier poème nous offre les trois vers les plus mémorables du livre :
Combien porteront la lune comme une croix ?
Combien de cadavres doivent brûler
pour déchiffrer le parfum de la mort?
Si les deux derniers évoquent Blowin’ in the Wind de Bob Dylan, je les considère pourtant comme originaux. Le deuxième poème est prophétique. Et c’est là que l’on comprend que le poète a parlé de quelqu’un tout au long du livre. Dans la première partie, ce « quelqu’un » est un observateur, qui alerte et conseille :
Alors quelqu’un a dit qu’un jour
jusqu’à ce que quelqu’un tire le levier et que je doive retourner à mon bureau.
Quelqu’un me murmure que le monde
ne me doit que des masques
pour que je ferme la bouche.
Dans la seconde partie, ce « quelqu’un » devient ambigu, oscillant entre une sorte de chien de chasse qui, par son indifférence aux faits, devient un complice involontaire : Quelqu’un hésite et murmure qu’il l’a vu. Quelqu’un a oublié de prendre une photo de cet unique instant ; mais il est aussi, parfois, la Nuit : Quelqu’un traverse en courant l’autre côté du terrain / parce que quelqu’un — et non un Pennywise — / doit rôder depuis les égouts. Quelqu’un lance un filet d’éclairs à l’horizon. Je crains qu’il n’attrape le petit papillon ; mais aussi, ce quelqu'un commence à prendre son caractère prophétique à la fin de la deuxième partie, jusqu’à devenir un espoir pour le moi poétique , un sauveur, un purificateur de la société, avec "son van en main pour nettoyer l'aire de battage, rassembler son blé dans la grange et brûler l'ivraie dans le feu éternel" (1) :J’espère qu’un jour quelqu’un se décidera à t’arracher…/Si, soudain, quelqu’un fouille et rampe/ additionne et tresse/ une chaîne de faits violents/ isolés et hermétiques…/ Quelqu’un fera jaillir une étincelle dans la ville de papier…/ Il est possible que quelqu’un surgisse des ruines/ et commence à balayer devant une aurore douce et silencieuse.
(1) Matthieu 3:12
Dans le dernier poème du livre apparaît un « quelqu’un » qui aurait dû figurer dans la deuxième partie — ce qui semble être une erreur de l’éditeur. Mais le plus curieux de tous ces « quelqu’un » est celui qui apparaît déjà devenu homme, dans le poème Le Cavalier de la tempête, qui est à mon sens le messie annoncé dans le poème dans Château de cartes. Pris isolément, ce texte semble un poème dédié à l’oncle de l’auteur ; mais au sein du livre, faisant partie d’un ensemble d’idées tissées pour former un discours, un univers poétique ronnien, on ne peut l’en détacher — car même si chaque poème a été écrit à un moment différent, le subconscient est immunisé contre les rongeurs et la rouille du temps. De plus, la sélection minutieuse des textes par l’auteur poursuit un dessein discursif, qu’il en ait conscience ou non. Le poème commence comme une réponse aux quatre derniers vers du poème Château de cartes :
Il y a un homme, dont le sang
a été poli par le marteau de Thor
...
Il y a un homme, dont le sommeil
a été bercé par la Vierge de la Miséricorde
.....
Il est un homme, dont la parole
a été forgée par des chérubins et des nains
Ce messie a du sang scandinave, son rêve a été bercé par une patronne catholique, sa parole est forgée par des chérubins et des nains, et pour avoir dompté la tempête qui brandissait le tropique furieux / pour porter le cœur d’un peuple en flammes Papa Candelo le punit par l'insomnie, et depuis, ne s’éteint plus la fête de tambours / qui résonne dans sa poitrine. Ce messie-guerriers’est abreuvé d’ayahuasca et se dresse contre les assauts/ des serpents enchantés/ contre ceux qui rongent/ « le livre de la vie »…
Les mots en disent plus que ce que leur artisan veut exprimer. Et si l’on tente de traduire ces vers pour définir une caractéristique de ce messie, on y voit un homme européen, puni et soumis par un Africain, nourri de substances indigènes. Un messie européen transformé, caribéanisé :
Thor et la faucille de minuit : une combinaison de la mythologie nordique avec une imagerie onirique ou de mort.
La Vierge de la Miséricorde : un symbole marial imposant dans la religiosité populaire dominicaine et caribéenne, associé à la rédemption des esclaves.
Querubines et nains : figures de l'imaginaire chrétien et mythique qui renvoient à la fois au divin et au païen.
Papá Candelo : protecteur, vengeur, symbole de résistance et de feu prépondérant dans le vaudou dominicain.
Enfin, le livre aurait dû s’achever sur le poème Renaissance, en raison de son actualité, manifeste dès les deux premiers vers, particulièrement mémorables :
Réveillé dans un monde qui délègue son histoire au clic d'une machine:
Il est pourtant suivi par Élégie pour le capitaine qui rêvait, qui boucle le livre par le retour au ton plaintif et victimaire du moi poétique :
Comment se lever
si je ne suis plus guidé par l'ange et ses perles d'or ?
Comment retourner à la course du jour
si les larmes ne suffisent pas, la fleur non plus
Comment dire demain ou paradis
devant la mer
s'il n'y a plus que des croix sous le ciel ?
Mais ce moi victime a évolué, il délaisse son manteau passif et se rebelle : Il condamne la nuit et ses chiens de chasse… / arrache les racines du rêve… / et dresse une ligne de feu…
Également dans Literatur.Review, par Jhak Valcourt : Ce que l’on tait dans "La Camiona"
Les sauts qualitatifs donnent au poème une force qui nous fait ressentir la rage et la lassitude du moi poétique, fatigué d’être toujours passif, se reprochant d’avoir toujours gardé le silence après tant de chutes sous les assauts des vagues… Et l’on pense : c’est une fin admirablement préméditée ; mais non — ensuite vient Le Chevalier de minuit, qui semble détaché du moi poétique analysé en fin de première partie. Toute l’analyse s’effondrerait si ce moi du dernier poème était bel et bien l’auteur lui-même, nous livrant un mea culpa — comme s’il prenait soudain conscience de sa lâcheté et de son inertie face à la cruauté du monde, et s’en accusait :
Et tu me demandes toujours pourquoi je jette
la pièce et je parie sur la poésie ?
Et tu me demandes encore pourquoi je souffle
une pincée de sable au clair de lune ?
Et puis vient le pardon, la compréhension que mettre sa plume à la merci des mots est en soi un acte de résistance :
Comment laisser le mot dans le cendrier
et refuser la bénédiction de sa musique ?
Comment se retrouver pris dans la paperasse de la journée
et brûler, dans mon cœur, les ailes du vers ?
Peut-être que je ne peux pas sauver le chiot qui
s'élance joyeusement vers la débandade d'acier
Peut-être que personne ne m'entendra crier
pour le détournement des couleurs
sur la palette de l'histoire
mais je ne peux tout simplement pas me taire pendant qu'une
fleur continue de brûler sur l'asphalte.
Et je dis que c’est un mea culpa parce que le vers le plus frappant de ce poème est précisément celui-ci :
Ils enterrent une autre femme parce que quelqu'un
n'a pas pu garder sa braguette fermée.
Ce qui nous pousse à nous demander comment ce même moi poétique, capable d’écrire quelque chose d’aussi déchirant, n’a pas eu la sensibilité de comprendre un certain avortement, dans le poème Maillon :
Je garde l'opinion du jour dans mon portefeuille...
Je la serre quand on m'interroge
dans la palestre de la basse-cour...
Ceux qui m'entourent préparent l'artillerie,
Le mur se dégage...
Alors j'acquiesce...
Et je souris avec horreur.
Je lève le poing pour la mère qui éteint
Les étoiles de son ventre…les étoiles dans son ventre... les étoiles dans son ventre...
Et c'est là que se trouve le conflit et la dichotomie du moi poétique que nous avons mentionnés au début. Nous pourrions donc en conclure que, finalement, le poète n'a jamais eu l'intention de faire le portrait de la société, mais de crier les chagrins qui lui ont si longtemps broyé le cœur, puis de retourner à sa routine. Espérons que nous nous trompons.