Ce que l’on tait dans "La Camiona"
Jhak Valcourt est un écrivain, traducteur, artiste visuel et enseignant haïtien. Il est l'auteur du roman El vaivén de las horas et du recueil de nouvelles Grietas, dont deux histoires ont été sélectionnées pour la rubrique « Derek Walcott Connection » de Trasdemar Magazine.
La patrouille de police s’arrête à côté de toi. L’un des trois agents te demande de t’arrêter. Tu obéis. Tu t’efforces de contrôler les tremblements de mains car, bien que tu sois légal, tu sais qu’être noir et haïtien en République Dominicaine est une malédiction. T’essayes de rester calme, si tu n’as violé aucune loi, tu n’as pas à t’inquiéter, te dis-tu, mais au fond, tu sens l’imminence de l’opprobre.
«Où vas-tu?» Je vais aux Caribe Tours chercher un colis. Pendant que tu réponds, un autre palpe ton corps entier, soulève ton maillot. «Donnes-nous tes documents» Dans ta main, un livre, dans tes poches, le téléphone portable, le portefeuille où tu portes la copie de votre passeport, la carte d’étudiant et la carte de régularisation. Tous en ordre. Tu les sors et les passes. Ils les regardent, ils te regardent, ils se regardent. «Emmenez-le!», ordonne le chef, agacé, comme s’il voulait te voir sans papiers. «Nègre, ils sont faux tes documents», te dit un autre, presque en ton d’excuses. T’attrape dans le dos, entre le pantalon et le maillot, te monte dans la voiture comme un voleur.
En chemin, tu passes quelques appels. Car une fois dans le commissariat, t’as pas le droit à la comunication. Ils enlèvent ta ceinture, tes lacets, ton portable, t’enferment dans une cellule de cochons qui pue plus qu’un camion à ordures sans vider pendant des mois. En guise de consolation, ils te disent « si tu es en règle, tu n’as rien à craindre ». Mais ne te disent jamais puisque t’es légal, tu es libre. Le pire, c’est que tu as toutes les preuves d’être en règle.
En 2023, plus de 500 000 Haïtiens vivaient en République dominicaine, qui compte environ 11 millions d'habitants. Selon les militants des droits de l'homme, les mauvais traitements infligés aux Haïtiens ont augmenté sous le président de la République dominicaine, Luis Abinader, qui a pris ses fonctions en août 2020. Les observateurs ont déclaré qu'un pic de déportations s'est produit en 2021, avec plus de 31 000 personnes renvoyées en Haïti. De nombreuses actions anti-haïtiennes du gouvernement de la République dominicaine ont été citées, notamment la séparation des enfants de leurs parents et la déportation des femmes enceintes, le profilage racial (la plupart des Haïtiens sont noirs, les Dominicains s'identifient comme métis), la suspension des visas d'étudiants haïtiens, l'obligation pour les migrants haïtiens d'enregistrer leur lieu de résidence, et l'interdiction pour les entreprises d'embaucher des migrants pour plus de 20 % de leur main-d'œuvre. Depuis que le gouvernement dominicain a annoncé, le 2 octobre 2024, qu'il mettrait en œuvre sa campagne d'expulsion de 10 000 immigrants par semaine, l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) a enregistré plus de 7 800 expulsions d'Haïtiens à trois des quatre postes-frontières officiels entre Haïti et la République dominicaine en moins d'une semaine, soit une augmentation de 95 % par rapport à la semaine précédente.
Au bout d’un moment, ils ouvrent la porte, te font sortir avec d’autres Haïtiens. Certains sont là depuis la veille. Sans rien manger, sans rien boire. Ils te font un rapport, te montent dans un autre véhicule de patrouille et te transfèrent dans un autre commissariat. Serait-ce pour dérouter les gens que tu as appelés à l’aide ?
Là-bas, c’est pire : depuis que tu franchisses la porte de ce nouveau centre de détention, les prisonniers te reçoivent avec menaces, de la même manière que les policiers : ils baissent ton pantalon, te palpent le cul pour voir si tu caches quelque chose. Si tu as de l’argent, ils te l’enlèvent. Tu risques d’être battu, violenté, et si c’était le cas, les agents s’en foutraient, car pour eux, personne dans cette cellule n’est humain. Tu vaux moins qu’un porc. Ils se fichent que tu sois étudiant, commerçant, professeur, maçon, peu importe.
Ici, dans ce trou, tu as perdu tout droit d’être humain. En fait, votre dignité s’est effondrée au même endroit où tu as été arrêté, elle est restée là-bas, écrasée. Ce qu’ils portent avec eux est une chose, rien ne te distingue d’un animal. Personne ne se soucie si tu as soif. La puanteur de merde et d’urine desséchée, accumulée il y a des siècles, t’e crève les poumons. Tu écoutes ton téléphone cellulaire qui sonne. Ce sont les gens que tu as appelés à l’aide, mais ils ne t’autorisent pas l’appel alors qu’ils vous aviez dit que si quelqu’un venait pour vous, ils vous relâcheraient. C’était un mensonge. Ici, les agents sont sourds à toute plainte, à toute supplication.
Les agents de l’immigration arrivent, peut-être que la police les a appelés pour les informer du bétail qu’ils viennent d’attraper pour eux. Il n’y a aucun moyen humain de leur expliquer ton cas pour les sensibiliser. En effet, dans son code d’honneur, il y a des mots qui n’existent pas : sensibilité, cœur, respect, humanisme...
Ils te montent dans le camion qui, plein d’ordures et d’humidité, pue autant que les cellules de détention. Une fois là-dedans, tu n’as pas le droit de descendre pour faire tes besoins, peu importe le nombre de tours qu’ils donnent à la ville à la recherche d’autres « animaux » comme toi. Et quand tu vois la façon dont ils sont chassés, tu ne sais pas si tu dois remercier d’avoir été arrêté par la police, et ainsi ne pas avoir à être poursuivi comme si t’avais commis le pire des crimes. L’impuissance, la rage, te remplissent à craquer. Tu es assailli par l’envie de pleurer. Tu résistes, pour ne pas leur donner le putain de plaisir de jouir de ton humiliation, de jouir de leur absurde vengeance. Mais de quoi se vengent-ils ? Que leur avons-nous fait pour susciter tant de haine, tant de mépris ?
Si tu n’avais pas tes papiers en règle, tu pourrais t’en prendre à toi ou aux dirigeants de ton pays. Mais tu as un statut légal, tu as les documents que la même migration t’a remis et pour lesquels tu as payé plus de 20,000 pesos lorsque le plan de régularisation, en plus de ce que tu paies chaque année ¿pour le renouvellement ou pour être maltraité? Oui, ici, en République dominicaine, les Haïtiens paient la Direction Générale de Migration pour qu’on les maltraite, pour qu’ils soient humiliés, pour qu’on nous piétine la dignité.
Chaque année, un avocat te prend entre 2,500 et 3,500 pesos pour te faire une lettre de travail, entre 2,000 et 3,000 pour un papier de bonne conduite, tu paies 2,000 pour le renouvellement du permis qui te sera remis dans 2 mois après la demande, Mais tu attends un an ou plus pour qu’ils te le remettent, car pendant ce temps, ils te considèrent comme illégal, et si tu es illégal, l’affaire de déportation pour ensuite récupérer ton retour marche à merveille. Un coup de maître.
« Isit la, si w vle siviv, se bouche nen w pou w bwè dlo santo ; e se mil fwa miyò pou w tonbe anba men vòlè olye w ttonbe nan men lapolis oubyen anba men migrasyon, paske se vòlè legal yo ye, vòlè ki gen pouvwa ak benediksyon leta », dit un compagnon. En cela, tu lèves la tête, tu le regardes avec tant d’admiration, parce que ce messieur «personne», avec les mots justes pour exprimer notre tragédie, personne ne l’écoutera ; personne ne saura qu’il a été arrêté avec des documents légaux, comme toi.
Constamment, le chauffeur freine comme si ce qu’il porte sont des vaches qui vont à l’abattoir, comme s’il disait : «ils sont déjà morts, à quoi sert-il de les mieux traiter ». « Hé, patron », un Haïtien appelle un agent, « combien dois-je te donner pour me laisser m’en aller ? J’ai laissé ma femme qui vient d’accoucher et deux autres garçons. Aujourd’hui, c’est le jour de paye et je suis son seul espoir. Elle ne save même pas que je suis ici ». Le patron sourit sans vergogne, et lui montre cinq doigts répugnants. «Cinq mille», lui explique un compatriote d’une voix triste, déchirée. L’homme soupire, serre la mâchoire, «O Papa Bondje, gad mizè nou non » dit-il en secouant la tête avant de mettre sa main dans sa poche avec résignation et passe quelque chose à l’agent à travers les barreaux. L’agent remet l’argent à un autre, puis ouvre la porte et, par négligeance, libère un autre homme. Maintenant tout prend son sens : c’est une affaire lucrative, tu le remarques dans lea bedaine de chaque agent de migration. Combien d’Haïtiens paient ces 5,000 chaque jour ?
Un autre coup de frein nous pousse au fond du camión, ou devrais-je dire bus-prison. Tu ne peux pas te permettre de tomber par terre, parce que cette puanteur, cette saleté, sont difficiles à enlever même si tu te frottesavec du chlorure, parce que ce n’est pas une tache qui colle sur ta peau ou sur tes vêtements, mais dans ton âme. C’est la marque qu’on estampe sur ton front depuis ton arrivée en République dominicaine, pour que tu n’oublies pas ta condition d’Haïtien, de noir, d’outragé, de méprisable, de rejeté...
« Centre d’Hébergement de Vacances de Haina !? » Un instant, laissez-moi vous expliquer ces mots : Héberger, c’est donner un logement provisoire à quelqu'un ; des accueillir des personnes dans un établissement de BIENFAISANCE ; Puis vacances ! Zut ! Migration devrait penser à un meilleur nom, peut-être s’identifierait-il mieux avec : «Centre de collecte des vaches qui rêve de Haina (1)», parce que, bien qu’ils nous traitent comme animal, nous rêvons d’être traité comme des êtres humains, avec toute la dignité que nous méritons, sans haine, sans mépris, sans haïtienophobie. Centre d’Hébergement de Vaca... beurk ! Ironique, n’est-ce pas? Bien sûr, nous sommes en vacances. Nous sommes des vaches qui rêvent. Pourquoi pas? Quelle est la différence entre une vache et toi, dans cette situation ?
Déjà dans la cour du centre, tu désires qu’on te sorte du bus-prison pour respirer un peu d’air frais, mais non, ils te laissent là, enfermé, tandis que le soleil cogne à plein poing sur le métal du bus-prison, la chaleur pénètre dans ton cerveau. Tu as l’impression que leurs intentions sont de te tordre jusqu’à te sucer la dernière goutte de sueur, jusqu’à perdre ton sens. Quand ils te descendent enfin, c’est pour t’entrer dans un rang de dix, te prendre des photos —preuve d’un travail héroïque, patriotique : pornographie de ta misère— parce que dans ce Centre vache qui rêve (2) tu es allé faire du mannequinat.
Il pue à l’intérieur comme dans la prison. Un sol en béton, mouillé, où dorment ceux qu’y restent plus de jours. Dehors, des gens paient pour qu’ils libèrent leurs familles. Ceux qui n’ont pas d’argent, qu’ils attendent, car on médite sur leur sort. Pendant ce temps, tu te demandes, s’ils nous traitent ainsi, les personnes légales et visibles, comment traiteront-ils les invisibles, les sans-papiers et les sans-voix ? Mais ce qui est encore plus triste, c’est que, quand on t’a finalement relâché, la République Dominicaine n’a plus le même goût. Elle a un goût pourri, de décomposition. Alors tu t’inquiètes, ça fait mal de ne plus regarder tes amis de ce pays avec le même respect, la même appréciation et le même amour, même si ce n’est pas leur faute.
(1) Jeu de mot en español, il perd son sens en français
(2) Le même jeu de mot.