Le malheur sans désir
fayardTash Aw | Étrangers sur la grève | fayard | 124 pages | 17 EUR
C'est après les romans plutôt volumineux de Tash Aw (The Harmony Silk Factory, Map of the Invisible World, Five Star Billionaire), un mince volume et explicitement pas un roman, que Aw a déjà publié en 2016 en anglais (et en 2023 en français ainsi qu'en espagnol) et qui est enfin paru en allemand chez Luchterhand. Mais les 128 pages qui constituent ce mémoire sont en quelque sorte la base de l'œuvre d'Aw. Car elles racontent pourquoi Aw est ce qu'il est : né de parents malais à Taipei, en Taïwan, il a grandi à Kuala Lumpur, en Malaisie, dans les années 1970 et 1980, pour finalement faire ses études en Angleterre et vivre aujourd'hui en tant qu'auteur primé (Whitbread Award, Commonwealth Writers' Prize, Booker Prize Longlist), principalement en Provence. Ce qui peut paraître fascinant et polyglotte pour un lecteur non issu de l'immigration ne l'a cependant jamais été pour la famille malaise-chinoise de Tash.
C'est en effet ce que raconte Aw dans ses mémoires. Avec une langue claire et tendre, Aw traque les identités familiales et nationales qui, en raison de l'histoire coloniale en Asie du Sud-Est, présentent de fortes fractures et sont enfouies sous de si nombreuses couches qu'elles sont à peine reconnaissables et ne peuvent être décelées qu'au travers d'émotions confuses et complexes. Comme la honte dont lui parle le père d'Aw, car malgré tous les changements de noms de rues coloniales à Kuala Lumpur, Ho Chi Minh Ville et ailleurs en Asie du Sud-Est, la honte d'avoir été colonisé, d'avoir été inférieur à quelqu'un de plus fort et de plus riche, persiste.
Ce profond traumatisme, reconnaît Aw, a des conséquences à tous les niveaux de la société. Elles sont les plus visibles pour le jeune Tash à l'école d'une Malaisie qui vient de devenir indépendante, où Aw, malais d'origine chinoise, parlant mandarin et cantonais à la maison, doit apprendre rapidement à manier le malais et l'anglais à l'école et suivre le récit d'un Etat moderne et indépendant qui prescrit de toujours être meilleur, et ce au niveau national. En même temps, ce nouveau départ d'une nation et de sa première génération d'élèves est un nouveau départ trompeur, car au plus tard à l'âge de 15 ans, Aw doit constater avec une lucidité désabusée "que nos parents n'ont pas du tout tous été défavorisés au même degré et que leurs ambitions se sont développées différemment en seulement une demi-génération. Nous verrons que nos chemins ne nous séparent pas seulement, mais qu'ils accélèrent notre voyage."
Mais plus encore, il devient clair, et douloureusement perceptible à travers le langage toujours laconique d'Aw, que cette division des chemins et finalement de la société n'est pas seulement accélérée par l'appartenance ethnique, mais que c'est la classe, les rapports de propriété qui sont décisifs.
Aw parvient à passer de manière ludique du méta-niveau social au quotidien personnel (et inversement) et à relier l'un à l'autre - et finalement à l'expliquer. Et ce, même si c'est compliqué, par exemple lors des explications sur son identité chinoise partielle, qui atteint toujours ses limites et qui, en fonction de la situation et du lieu, est extrêmement fluide et loin d'une identité monoculturelle et étatique : "Mais si, après avoir échangé des politesses, on pose des questions plus précises et qu'on commence à parler de soi, tous les Chinois veulent seulement savoir d'où on vient et en quoi on se différencie d'eux". Un comportement qui oblige alors aussi à une prudente manœuvre, par exemple lors de visites à Hong Kong, où le mauvais cantonais d'Aw est accueilli avec gentillesse, mais son bon mandarin avec une réprobation à peine dissimulée. Cela rappelle Max Frisch et sa lutte pour l'identité qui, selon Frisch, est toujours potentialisée, renforcée, ramifiée, et doit donc toujours être arrachée à nouveau au moi.
Ce qui est encore plus difficile dans le cas d'Aw, car en raison des nombreux mouvements migratoires de sa famille, chaque mouvement, chaque changement de lieu s'accompagne également d'une perte. Faire partie d'un passé identitaire n'est guère possible. Aw l'explique de manière extrêmement claire à travers sa relation avec sa grand-mère et l'histoire de sa grand-mère elle-même, qui se lit comme le mémoire de Peter Handke Le Malheur indifférent sur sa mère. Un déracinement qui conduit finalement aussi à un déracinement des familles elles-mêmes et donc à des personnalités sans identité. Ce sont des relations qui se définissent par la séparation, la proximité se mesure à la distance entre les générations, dont l'une reste et l'autre s'en va, et l'une doit évincer l'autre d'un souvenir pour pouvoir exister dans la nouvelle patrie. Un ethos auquel il est difficile de répondre, comme doit le reconnaître Aw, perplexe : "Lorsque j'ai demandé à mes parents pourquoi ils avaient laissé leur bébé de six mois chez des proches alors qu'ils cherchaient du travail, ils ont marmonné qu'ils n'avaient pas d'autre choix. Nous l'avons fait pour que vous n'ayez jamais à faire la même chose. Pour notre famille et d'autres comme nous, la séparation est une expression d'amour."
Bien qu'Aw formule ses conclusions de manière résolument personnelle et en se basant sur son contexte culturel complexe, c'est peut-être justement grâce à cela qu'il parvient à attirer l'attention sur l'universalité de ces mouvements et de ces ruptures. Le petit explique le grand ; ce qui s'est passé ici se passe dans le monde entier. Aw accomplit ainsi un petit miracle : en quelques coups de pinceau, il décrypte le tableau aussi fragile que compliqué de notre présent marqué par la migration, dont l'interprétation nous a de plus en plus échappé ces dernières années.