Écrire en disparaissant

GallimardAnnie Ernaux | Je ne suis pas sortie de ma nuit | Gallimard | 120 pages | 5.80 EUR
La frontière tracée par Annie Ernaux ne se franchit pas facilement. Même cette critique doit d'abord écrire sur elle, comme on la rencontre en lisant son récit, Je ne suis pas sortie de ma nuit , enfin traduit en allemand. Qu'ont en commun le néolibéralisme et Annie Ernaux ? Il semble étrange de les associer, alors que l'autrice, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, devant une rangée d’hommes en costume-cravate, parle encore de sa littérature comme d’une écriture qui se venge au nom de la classe. La classe laborieuse, bien sûr. Le "je" dans son écriture est structuré ; la classe, pour elle, est la description d’un ordre social existant. Son écriture prend place dans cet ordre, et donc, nécessairement, en dialogue avec lui. Dans son discours de Nobel, elle décrit son exigence envers ses textes comme une entreprise de déchiffrement et d’émancipation. Et dès les premières pages de ce texte qui paraît maintenant pour la première fois en allemand, on trouve ceci, cette délimitation :
« Il ne faut en aucun cas lire ces pages comme un rapport objectif sur les soins, ni même comme une accusation. Elles sont simplement le résidu d’une douleur. » Je ne suis pas sortie de ma nuit est enfin paru en allemand, et raconte la démence de sa propre mère. Rien d’autre ? Vraiment ?
Au fil des deux premières pages, le·la lecteur·rice se trouve directement confronté·e à une limite : celle de la manière dont le texte doit être lu. Il ne doit pas être lu comme un rapport, ni comme une accusation. Il ne doit donc pas être mis en relation avec une société vieillissante, qui détourne le regard de la mort – ce que manifestent déjà la pénurie de soignants et le manque de personnel qualifié. Le récit de la démence, de la mère devenue dépendante, est marqué par cette note liminaire comme une expérience non seulement individuelle, mais encore privée.
La disparition de la mère dans l’oubli, sa plongée dans la démence, doit, s’il vous plaît, rester la douleur d’un « je » qui, ailleurs dans le texte, affirme : « La littérature ne peut rien. » Là où Annie Ernaux contextualisait autrefois, dans des notes de bas de page, sa propre honte de classe sur le plan sociologique ou historique, se décrivant comme une ethnographe d’elle-même, ce texte semble, à première vue, singulariser la maladie de la mère – comme le fait justement le néolibéralisme dans sa logique de privatisation, de cloisonnement, et de déni de la mort et de la douleur. Le regard de la voix narrative s’écarte à peine de la maison de retraite ou du trajet pour s’y rendre.
Il est souvent rattrapé, dans ce mouvement, par les souvenirs de la mère d’autrefois.
"Je ne suis pas sortie de ma nuit" peut aussi se lire comme une réponse au récit paru plusieurs années plus tôt sur la mère. Dans "Une femme", elle la décrivait surtout à travers son milieu ouvrier, dans une petite ville industrielle du nord de la France. Voici maintenant la tentative de rassembler la mère d’autrefois et la femme malade, dans la contradiction même que porte en elle une maladie qui défait l’identité. Le texte procède ainsi à une réécriture rétrospective, ramenant des réflexions de la mère que Une femme avait omises. On lit désormais, dans "Je ne suis pas sortie de ma nuit", que ce précédent texte avait été écrit pendant la maladie de la mère. Il s’est achevé la veille de sa mort.
Il est naturellement difficile de reprocher au "je" endeuillé de ne tourner qu'autour de sa propre douleur. La démence bouleverse aussi fondamentalement la relation mère-fille ; bien sûr, cela relève d’abord d’une expérience personnelle, plutôt que d’une expérience reflétant le cadre social.
« Ma mère est mon temps », écrit par exemple le "je" à un moment donné. Cette phrase cristallise sa conception du rôle maternel : elle est à la fois mesure et orientation. Et ce lien intime se révèle peut-être aussi comme un lien qui dépasse l’expérience individuelle de ce je. Décrire la mère comme « mon temps » — cette revendication à la fois égoïste et évidente — est peut-être ce que contient toute relation aux parents. C’est désormais l’Ernaux littérarisée qui nourrit la mère, qui s’effrite sans honte, qui vomit, qui s’urine dessus, qui se caresse. « Comme un enfant », ainsi la commente à plusieurs reprises le "je"". La voix narrative semble, face à la décomposition de sa propre mère, ressentir du dégoût, voire de la honte — encore et encore. Pourtant, ce dégoût est l’ombre de la douleur, en réalité « cela la déchire ». Elle est « immensément triste ». Cette maladresse, qui transparaît dans de telles phrases sur la perte — des phrases qui ne semblent jamais adéquates, et qui relèvent presque de la farce — a pourtant quelque chose de plus fédérateur que d’incommunicable ou de purement privé. Roland Barthes, le sémioticien français, a un jour constitué un répertoire de ce genre d’expressions, qu’il a intitulé Fragments d’un discours amoureux. On y trouve des tournures que tant de gens utilisent pour exprimer des choses intimes, mais qui demeurent toujours insuffisantes ou — pour le dire plus doucement — fragmentaires. Comme ce « ça me déchire » d’Annie Ernaux. Cela a déjà déchiré bien des gens, cela nous déchire tous, encore et encore. La littérature ne peut rien faire ?
On trouve toujours de telles scènes d’écriture qui, face au deuil de la maladie et de la mort (d’abord universellement injustes), s’accusent elles-mêmes dans leur maladresse, tournant sans fin autour d’un je qui ne peut que poser les mots de façon hésitante. Rilke lui-même disait un jour qu’il valait mieux ne pas écrire sur la mort et l’amour : cela ne peut s’exprimer que dans la tentative échouée de trouver les mots. La voix narrative veut d’abord sortir elle-même de l’obscurité. Le texte est avant tout un espace personnel d’émancipation, pour être — peut-être — à nouveau quelque chose entre littérature, sociologie et ethnographie.
Annie Ernaux, née en 1940, se définit comme une « ethnologue d’elle-même ». Elle est l’une des plus grandes écrivaines francophones de notre époque ; ses vingt romans ont été salués aussi bien par la critique que par le public. Annie Ernaux a reçu de nombreuses distinctions pour son œuvre, dont la plus récente est le prix Nobel de littérature.
Elle laisse les notes de son journal dans l’évanescence et l’angoisse, omettant parfois même la ponctuation ou les articles. Elle n’en fait pas une épopée de la mort dans la modernité tardive, ni une méditation sur "ce qui est vrai et ce qui est réel" – à savoir une économie de marché capitaliste, qui s’attaque dent après dent, toujours affamée, au système de santé et de soins.
Et c’est – dans toute la gravité de cette formulation un peu maladroite – beau. Car même si Ernaux a commencé à écrire pour rendre visible l’indicible à travers la force de la littérature, elle n’a pas à rester une porte-parole de sa classe. Sa véritable libération personnelle, c’est précisément de pouvoir l’être – et de ne plus y être contrainte. C’est peut-être là une évolution de sa célèbre formule : la littérature ne doit rien. Les auteur·es de gauche n’ont pas à se mettre à écrire comme ceux de droite (lesquels, souvent, se permettent d’ailleurs des notes de bas de page assez grossières). Ils n’ont peut-être même pas à désigner d’un geste autoritaire ce qu’est vraiment le monde. Le fait que le nouveau texte d’Ernaux ne comporte aucune instance de classification laisse une grande place aux contradictions – celles qui font trébucher les lecteur·ices, et les font réfléchir. Dans cette logique, le “je” ne devrait pas non plus indiquer au lecteur comment il doit lire le texte. Heureusement, rien n’est à l’abri : vive Barthes encore une fois, car l’auteur·e est mort·e, et le·la lecteur·ice est vivant·e ! Car la voix narrative dans les textes d’Ernaux est aussi personnelle que fictionnalisée par l’écriture – et, au plus tard lors du travail éditorial et de la publication, il ne s’agit plus de simples entrées de journal intime entre deux couvertures, mais d’un texte ouvert aux résonances, aux liens de pensée, aux interprétations multiples des lecteur·ices. Le “je” textuel est socialisé, en ce sens que ses idiosyncrasies exposées (par exemple : trouver le processus de la mort aussi terrifiant que répugnant) sont partagées par l’humanité.
L'Annie Ernaux littératisée est toujours embarrassée par le corps de sa propre mère. Par la manière dont celle-ci se touche, sans pudeur – y compris sexuellement. Ce qu’elle voit, c’est un corps qui se délite, comme tant d’autres autour d’elle dans l’EHPAD. Et pourtant, elle conclut toujours ses observations et réflexions sur ces corps féminins atteints de démence par ce mot : femmes.
De cette honte ressentie, et du souvenir de son père fixant un jour le corps nu de sa mère en ricanant : « Pas beau à voir », elle revient sans cesse à cette affirmation essentielle – ce sont des femmes. Des corps de femmes, vieux, mourants, qu’on habille de blouses anonymes, et parfois, les jours de fête, de chemisiers de mauvais goût. Mais le « je » reconnaît en eux : « C’est aussi mon corps ». Ce sera, un jour, le corps de toute femme. La littérature ne doit rien ; elle n’est pas un simple outil pour illustrer ce que la société considère comme ‘vrai’. Tout au plus, elle peut esquisser ce qui pourrait être réel. C’est là que le texte d’Ernaux oppose une image tranchante, crue, minutieusement éclairée de l’avenir à la tendance actuelle des idéaux de beauté féminine – ces normes qui, une fois de plus, ramènent les femmes à l’impuissance, qui cherchent une fois encore à dévorer entièrement le corps féminin. Cette image, c’est celle du corps vieux des femmes. On ne pourra pas y échapper. L’oppression des femmes emprunte aujourd’hui encore à une tradition bien rodée : « Skinny is back », comme dans les années 1990 – à nouveau dans une violence réduisant et contraignant. Dans ce texte peut-être le plus intime, où Ernaux braque le regard sur ce qu’une société a de plus caché – le corps des femmes âgées, malades – elle donne peut-être à voir le champ de bataille politique le plus fondamental d'une société.
Littérature:
Barthes, Roland (2000) : La mort de l’auteur. In : Fotis Jannis, Gerhard Lauer, Matías Martínez et Simone Winko (éd.) : Texte zur Theorie der Autorschaft. Stuttgart : Reclam.
Barthes, Roland (1988) : Fragments d’un discours amoureux. Francfort s/M. : Suhrkamp Verlag.
Ernaux, Annie (2019) : Une femme. Berlin : Suhrkamp Verlag.
Ernaux, Annie (2022) : Lauréate du Prix Nobel de littérature 2022. Stockholm : La Fondation Nobel.
Han, Byung-Chul (2020) : La société palliative. La douleur aujourd’hui. Berlin : Matthes & Seitz Verlag.
Reckwitz, Andreas (2024) : Pertes. Un problème fondamental de la modernité. Berlin : Suhrkamp Verlag.
Rilke, Rainer Maria (2019) : Lettres à un jeune poète. Berlin : Suhrkamp Verlag.