Comment les récits commencent et le passé prend une nouvelle forme

Comment les récits commencent et le passé prend une nouvelle forme

Dans son troisième roman, "La Maison Des Portes", l'auteur malaisien Tan Twan Eng mêle avec virtuosité faits et fiction, tout en explorant la relation entre la vie et la littérature.
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Tan Twan Eng
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Tan Twan Eng | La Maison Des Portes | Flammarion | 384 pages | 23 EUR

"Nous étions probablement pour lui le couple le plus ennuyeux qu'il connaissait". Lorsqu'un personnage de roman se qualifie lui-même d'ennuyeux dès le début d'une histoire, la curiosité est éveillée. On se demande inévitablement pourquoi l'auteur le trouve malgré tout suffisamment intéressant pour vouloir écrire à son sujet. Dans le cas de Lesley Hamlyn, le personnage principal du troisième roman de Tan Twan Eng, La Maison Des Portes, cette question se pose doublement.

Les Hamlyn reçoivent en effet en 1921 la visite de l'Europe : l'écrivain William Somerset Maugham passe plusieurs semaines dans la maison des Hamlyn sur l'île de Penang, sur la côte ouest de la Malaisie, qui faisait alors partie de l'Empire britannique. Maugham, un vieil ami de Robert, le mari de Lesley, est déjà à cette époque un auteur célèbre et les Hamlyn aiment se prélasser dans sa gloire.

Tan Twan Eng raconte dans son roman comment Maugham s'intéresse de plus en plus à l'histoire de Lesley pendant ce séjour de trois semaines et finit même par l'intégrer dans l'une de ses nouvelles les plus connues The Letter.

Au début, Lesley n'est cependant pour l'écrivain que la jeune épouse d'un vieil ami, une hôtesse aimable mais aussi un peu froide. Au début de l'intrigue, Maugham lui-même est surtout préoccupé par ses propres soucis : Il y a tout d'abord sa femme, qui est restée à Londres avec leur fille. Le mariage est depuis longtemps brisé et Maugham profite de chaque occasion pour ne pas être à Londres. Il préfère voyager à travers l'Asie du Sud-Est avec son secrétaire et amant Gerald. C'est le seul endroit où il peut vivre comme il l'entend dans une relative liberté, ce qui ne serait guère possible chez lui. Car depuis le procès d'Oscar Wilde, l'opinion publique britannique connaît certes un mot pour l'amour homosexuel, l'homosexualité, mais la condamnation de Wilde n'a fait qu'accroître la crainte d'une exposition sociale chez ses contemporains. Maugham ne peut toutefois mener une vie libre loin de Londres que tant que l'argent suffit. Après un investissement raté, c'est justement son deuxième grand souci. Il est donc soumis à une forte pression pour publier à nouveau un livre dans les plus brefs délais.

Tan Iwan Eng prend tout son temps pour raconter le rapprochement progressif entre Maugham et Lesley Hamlyn. Mais le roman a besoin de ce calme et de cette lenteur narratifs pour que leur rapprochement soit crédible. Elle réussit finalement parce que les deux personnages, malgré leur confort extérieur, souffrent de contraintes et d'attentes sociales similaires. Ainsi, Lesley mène certes en surface la vie que l'on attend de la femme d'un avocat : Soirées musicales, tennis, chorale d'église, appartenance à un club et œuvres caritatives. Ses fils sont éduqués dans des internats anglais et les nombreux domestiques lui permettent de mener une vie confortable. Et Maugham ne tarde pas à constater que Lesley se distingue des autres femmes de la société coloniale britannique. Elle est née à Penang et connaît bien la culture, surtout grâce à sa nounou, son amah Ah Peng. Elle parle la langue des autochtones, le hokkien, et peut également s'exprimer en malais. Et elle participe activement à l'histoire mouvementée de Penang, une île qui est certes sous administration britannique au début du 20e siècle, mais qui est en même temps un creuset de groupes ethniques. Pendant un certain temps, Penang sert même de quartier général aux Tongmenghui chinois, d'où ils organisent la révolution dans la Chine impériale.

Lesley, dont la phrase du début du roman semble modeste, se révèle ainsi faire partie d'une attitude réfléchie. Elle comprend parfaitement combien la frontière de la liberté féminine est étroite et combien un faux pas peut rapidement signifier l'exclusion. C'est un personnage touchant et intelligent, qui doit toujours se maîtriser, mais qui prend de grands risques en essayant de donner un sens et un but à sa vie.

Tan Iwan Eng a déclaré dans une interview en 2023 qu'il s'intéressait particulièrement aux lacunes et aux vides dans les histoires. Et en effet, son roman, qui, comme ses prédécesseurs, a été sélectionné pour le Booker Prize, explore ces espaces vides. Ainsi, lors de l'un de ses nombreux voyages en Asie du Sud-Est, Somerset Maugham a effectivement passé quelques semaines à Penang, l'île d'où est originaire l'auteur Tan Twan Eng. Mais Maugham n'a jamais immortalisé l'île dans sa littérature, et aucun journal intime n'a été conservé. C'est là que Tan Iwan Eng peut intervenir : Il comble les lacunes avec son imagination et parle d'un monde disparu depuis longtemps, du silence et de la dissimulation, mais aussi du désir d'autodétermination.

Il parvient ainsi très subtilement à décrire le monde colonial de manière à montrer la perspective des contemporains, tout en créant une distance par rapport à celui-ci. Il raconte par exemple une excursion que Maugham fait avec son hôte au sommet de Penang Hill, qui s'élève au-dessus de la ville de Penang. En 1921, ceux qui voulaient y monter devaient le faire à pied. Le funiculaire, qui existe encore aujourd'hui, n'a été inauguré qu'en 1924. Somerset Maugham et son hôte n'ont toutefois pas à gravir eux-mêmes la pénible montée, mais prennent chacun place dans un dhooly, un fauteuil en osier auquel sont fixées deux tiges de bambou et qui est porté par quatre hommes du cru. Arrivés au sommet, on ne raconte toutefois que le point de vue des deux Européens, qui doivent d'abord se reposer après l'effort du balancement. Ils ne perçoivent ni n'apprécient l'effort bien plus grand des huit hommes qui ont dû se démener pour leur excursion. Avec de telles scènes, Tan Twan Eng parvient presque accessoirement à rendre visible la réalité coloniale sans la dénoncer directement. Il montre plutôt l'évidence et l'aveuglement de la domination britannique, qui se remet à peine en question. C'est justement cette retenue qui fait la performance narrative du roman.

Comme un miroir, La maison des portes reprend des décors, des personnages et des histoires de l'œuvre de Maugham, mais au lieu de se contenter de les refléter, le roman déplace le regard et fait apparaître de nouvelles facettes. Et au final, il donne même envie de découvrir ou de relire les récits et les romans de Maugham.


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